Avec ses yeux si grands, comme étonné dans la nuit où il danse, le masque Vung-Vung fait résonner d'un bruit sourd le long tube qui surgit de sa bouche. Dans les montagnes reculées du Nord de la Nouvelle Bretagne, il saute au-dessus du feu afin de célébrer (peut-être ?) des initiations. L'appendice est fonction : les hommes Baining sont aussi «orchestre».
Avec une bouche ouverte comme hurlant sa douleur, Le Nez est d'un autre ordre. Masque d'une mort contemplée ? Homme-licorne d'un univers sans vie ou sans liberté ? Qu'es-tu, figure de notre monde ?
Photo 1 : Linden-Museum Stuttgart © in Form Colour Inspiration, Oceanic Art from New Britain, 2001 Ingrid Heermann Ed.; Stuttgart, Arnoldsche.
Photo 2 provenant du site.
C'est vrai que le parallèle avec le style de Giacometti est assez saisissant. Il y a des oeuvres qui se rejoignent dans l'espace et le temps.
Rédigé par : Louvre-passion | 06 juillet 2007 à 22:07
Jean Clair a écrit (il y a quinze ans) un livre intitulé "Le nez de Giacometti", avec en couverture une photographie qui reproduit cette fameuse sculpture de ton article.
Jean Clair raconte que Giacometti qui était Suisse avait étudié à Bâle et qu'il existe dans le musée d'ethnologie de la ville des sculptures que Giacometti a dû forcément voir, notamment un masque de paille et de rafia venant de Mélanésie et doté d'un nez démesuré ainsi que d'un balancier (massif nasal comme principe
d'équilibre).
Quant à la mort, évoquée dans le billet, Jean Clair rappelle que le rapport qu'elle entretient au visage est déterminant, précisément par le biais du masque : il est difficile de tuer un homme en le regardant dans les yeux. Si les guerriers portent des masques, c'est moins pour se protéger des traits de leur adversaire que pour ne pas avoir à envisager les traits du visage qui leur fait face...
Rédigé par : holbein | 06 juillet 2007 à 23:37
C'est l'univers de Miles Davis, là où le cri décharné crée un silence plein de sens. Comme le silence après Mozart qui est encore du Mozart. Il y a dans ces deux œuvres des vides autour d'elles que noyre esprit comble et auxquels il donne un sens. Ces artistes là sont les vrais! Ils donnent à voir ce qui n'existerait pas sans eux et qui est tout simplement un nouveau sens au vide. C'est sans doute ça la vraie création au vrai sens du terme. Vous croyez que j'exagère?…
Rédigé par : Marc | 06 juillet 2007 à 23:46
Si l'on revient à la fonction.
Ce qui me semble clair, c'est qu'effectivement Giacometti a assimilé l'appendice (qui sort de la bouche du danseur) à un nez. Pourquoi ?
D'autre part, en ce qui concerne la Mélanésie, dont beaucoup de peuples étaient à juste titre réputés pour leurs redoutables chasse aux têtes, je ne pense pas qu'il existait des masques "de guerre". Ce sont les motifs des boucliers qui probablement jouaient un rôle afin d'effrayer l'ennemi; les parures corporelles, les proues de pirogues ornées de figures ressemblant à une tête qui devaient posséder ce pouvoir d'inspirer la crainte. Puisque les guerriers devaient rapporter une tête d'ennemi, je ne pense pas que le rapport à la mort fut le même que nous pouvons nous l'imaginer. Est-ce important le regard d'un homme si on a vraiment besoin de sa tête pour apaiser les ancêtres, venger la veuve de son clan, revivifier la communauté par la possession de la force vitale qui est encore présente par delà cette tête défunte ????
Regardez encore les masques mélanésiens... il y a peu de masques en bois; tous les masques sont éphémères, en étoffes d'écorce, en végétaux, en toile d'araignée... présents dans les sociétés secrètes ou fabriqués à l'occasion de cérémonies d'initiation, funéraires, pour une nouvelle maison des hommes, pour danser en l'honneur de départ pour la chasse aux têtes ou la pêche à la bonite...
Rédigé par : Lyliana | 08 juillet 2007 à 15:31
Ces commentaires et en particulier celui de Lyliana m’évoquent la théorie D’ALFRED GELL « art et agency. Pourquoi, depuis les temps les plus reculés, les hommes ont-ils produit des objets qui nous semblent artistiques et que nous considérons, ici et maintenant, comme « beaux », Non parce qu’ils recherchaient la beauté (de quelque sorte qu’elle soit), des tas de gens ne s’intéressant pas à cette idée. Néanmoins, il est clair que des objets non utilitaires nous ont toujours fascinés et possèdent un pouvoir certain. Comment l’expliquer ?
Pour Gell toutefois, bien qu’il soit intéressant jusqu’à un certain point de discuter avec un Européen de ce qui rend belles les sculptures florentines, il serait malvenu de parler avec un Mélanésien de la « beauté » de la proue d’un canoë, même s’il est évident qu’il ne s’agit pas seulement d’un objet utilitaire. Ces proues sont destinées à démontrer tout à la fois la capacité de leur propriétaire à commander, sa richesse, son pouvoir sur son entourage, sa générosité agressive, la bravoure et le savoir-faire du sculpteur ; elles doivent illustrer enfin le fait que les proues sont des objets magiques qui luttent contre les vagues… Toutes choses, prises ensemble, qu’il serait dangereusement trompeur de traduire par le terme de « beauté ». Bien sûr, cela ne signifie pas qu’un Trobriandais n’émet pas de jugement quant à la plus ou moins grande qualité des sculptures, mais ces jugements ne sont pas formulés en termes de beauté et les considérer comme des commentaires sur l’esthétique, ce qu’il est si facile de faire hors du contexte, revient tout simplement à les dénaturer, à les falsifier.
Ce qui a été appelé objet d’art, et bien d’autres qu’on ne penserait pas forcément à désigner sous ce vocable, possède une force ou un pouvoir de fascination parce que nous considérons ces objets comme des indicateurs de ce qu’il y avait dans l’esprit des personnes qui les ont, à différents degrés, fabriqués ou utilisés. Ainsi La Joconde nous permet-elle d’appréhender tout à la fois l’intention du peintre de produire un bel objet qui impressionnera des personnes spécifiques, celle de la femme elle-même de séduire ou de se moquer, celle de cette femme d’être représentée comme séductrice ou moqueuse, l’acceptation ou le refus par l’artiste d’illustrer l’humeur que le modèle veut voir représentée, l’intention du mécène de commander l’objet afin, peut-être, de montrer sa fortune et/ou la beauté des femmes sur lesquelles il exerce son pouvoir, et/ou son amour, l’intention de l’Etat français de démontrer le pouvoir et la richesse qui lui permettent de s’emparer, d’exposer et de préserver, au moyen de remarquables et scientifiques mesures de conservation et de sécurité, un objet si désirable. Tous ces esprits dont on imagine les désirs sont, consciemment et inconsciemment, évoqués quand on prend connaissance du chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, objet dénué en lui-même de croyances et de désirs. Là se trouve, pour Gell, la source de son pouvoir.
Rédigé par : Yvan | 08 juillet 2007 à 22:21
En ce qui concerne la beauté, je pense que les Mélanésiens y sont très sensibles (cf. par exemple ce que dit M. Jeudy-Ballini sur les Sulka); justement parce que si le masque est beau , il sera efficace (Par exemple, l'attention portée à l'application du noir des yeux des masques Tubuan (Duk Duk); il n'est pas question que le noir puisse couler); parce que la proue de la pirogue trobriandaise est "belle"; elle va "enchanter" (pour reprendre le vocabulaire de Gell), "séduire" la personne avec laquelle on souhaite faire des échanges et le big man n'en retirera que plus de prestige comme tu le dis justement.
Par contre je te rejoins tout à fait sur ce qu'on va appeler "objet d'art" et là, un Mélanésien ne va le comprendre ou ne va pas le comprendre comme nous; parce ce qui est "embêtant" (et c'est là le mérite de Gell qui du reste est sujet à grandes polémiques en ce moment (il faudrait suivre cela)) c'est la catégorie "art" (dans un contexte d'art non-occidentaux mais sur laquelle on peut précisément réfléchir au sujet d'oeuvres d'art contemporain).
Agency c'est l'intentionalité; à partir de cette notion et celles d'artiste, de "récipiendaire", d'index, de prototype; Gell développe des idées fort intéressantes (je n'ai pas tout lu!!!) mais que tu illustres bien avec l'exemple de la Joconde.
Un autre exemple intéressant que développe Gell est expliqué dans le dossier L'image empreinte d'intentions : la "Vénus tailladée"... il ne s'agit plus d'exemple de la Papouasie qui pourrait bien sembler lointaine à certains mais de la National Gallery !
Rédigé par : Lyliana | 09 juillet 2007 à 17:24
Pour me hasarder dans la "spéculation".
La similitude des oeuvres dans l'espace et le temps, la prégnance de certaines images ne s'explique surement pas par les archétypes jungiens, ni par le diffusionisme jamais prouvé; mais peut être par ce qu'ABY WARBURG appelait "pathosformeln" des formes condensant de l'énergie,dans une conception du temps propre à l'art et qui n'est justement pas linéaire.
Puisque Warburg "parlait aux papillons", peut être faudrait il voir dans les pathosformeln les "attracteurs étranges" de la théorie du chaos...Ces attracteurs d'énergie, ilot d'ordre sans véritable finalité.
N'est ce pas là,le masque qui capture "l'esprit" , les "empreintes" sacrées aborigènes ou simplement la magie de certains objets comme le fétiche qui capture et condense le "souffle "énergétique ou encore peut être l'oeuvre d'art.
Après tout le cerveau humain fonctionne selon ce principe.
Rédigé par : Yvan | 10 juillet 2007 à 11:09