Certains textiles cérémoniels Iban étaient accrochés sur les murs des maisons longues à l'occasion de cérémonies rituelles, de mariages ou de nos jours, lors de festivals. Ils servaient dans certains cas à délimiter des espaces sacrés et à indiquer, d'une part aux participants que l'action rituelle était en cours, et d'autre part à signaler aux dieux que leur attention était recherchée. Ils pouvaient également être utilisés pour envelopper le corps d'un défunt lors de cérémonies funéraires.
Les textiles les plus importants sont de la taille d'une couverture, appelés pua(i.e. "couverture" en Iban). Parmi eux, la catégorie "sacrée" est nommée "pua kumbu". Ils sont réalisés selon la technique de l’ikat, les principaux motifs sont dessinés en teintant progressivement le fond, généralement en brun rouge, bleu indigo, brun foncé ou noir et en laissant certaines zones vierges. Les dessins représentent des formes humaines, animales, des éléments de la flore ; ils sont généralement intriqués et très stylisés. Il est ainsi difficile de déchiffrer la complexité des pua, comme si les motifs pouvaient se regarder en double lecture ; et si, chaque pua kumbu possède bien un nom propre, celui-ci, généralement ne nous renseigne pas ce qui est représenté.
On se souvient des études d'Alfred C. Haddon, lesquelles, publiées pour la première fois en 1936, demeurent aujourd'hui encore une référence.
La réalisation des pua kumbu est l'apanage des femmes qui s'en transmettent la technique de mère à fille. Des pua sungkit, plus petits, étaient jadis réalisés avec un travail encore plus minutieux et étaient portés par des personnes de rang élevé ou en de rares occasions comme celle du retour des hommes d'une chasse aux têtes.(cf. Photo 2)
En ce qui concerne celui dont un détail est donné en photo 1, la notice du musée de Dallas précise que des motifs de serpents d'eau géants sont placés le long des côtés du panneau central afin de contenir les divinités sur ce tissu. C'est dire l'agentivité d'une telle pièce !
Ces divinités présentées ici, incluent, de bas en haut, six femmes agenouillées ou accroupies, les bras tendus (peut-être la représentation de la fille aînée du dieu de la guerre), et six demi-dieux (peut-être aussi ici la représentation du fils de cette déesse) portant un pagne, une épée à la ceinture ornée de charmes, et tenant un panier en rotin contenant une tête trophée afin de la présenter à sa mère. Quant au registre supérieur, il s'agit peut-être d'êtres humains pouvant représenter des ennemis tués ; et ce de manière grotesque... Voilà par exemple un essai d'interprétation sans beaucoup d'assurance.
Lors de fêtes religieuses célébrant l'introduction d'une nouvelle tête trophée dans la maison longue commune, le rituel accompli faisait en sorte que la force spirituelle intense de la "couverture" transforme le potentiel de malveillance de la tête trophée en une bonne volonté empreinte de puissance et de fécondité.
La Tun Jugah Foundation de Kuching présente un musée fort intéressant comportant des pièces exceptionnelles, on peut y voir aussi des démonstrations expliquant le processus de fabrication des Pua. (Cf. Video ci-dessous, vidéo publique car interdiction de photographier et filmer lors de mon passage en 2016).
L'imaginaire populaire a longtemps associé Bornéo au pays des coupeurs de têtes... Petits frissons de sauvagerie passés, nous savons que la chasse aux têtes n'était nullement l'apanage de Bornéo, ni non plus la marque de cruauté la plus totale puisque celle-ci s'inscrivait dans le cadre de rituels et dans un cycle de sacrifices au nom de la fertilité. (ceci ne justifiant pas cela)
Il est néanmoins évident que les "grands" coupeurs de têtes se distinguaient des autres et de fait, la réussite dans la chasse aux têtes constituait un marqueur fort distinguant l'homme de prestige de l'homme du commun.
Ce qu'il y a d'intéressant, c'est que seuls les Dayak semblent avoir développé dans tout l'archipel indonésien, la pratique d'ornementation des crânes. (Soulignons néanmoins dans la partie indonésienne de la Nouvelle Guinée, l'existence chez les Asmat et les Marind-Anim de pratiques d'ornementation mais quelque peu différentes)
On connait aussi les toi moko des Maori qui ont été un temps exposés dans les musées ethnographiques et retirés de nos jours afin d'être, pour certains, restitués aux populations concernés ; mais on connaît certainement moins ces crânes trophées pour la plupart attribués aux Iban et aux Bidayuh du Sarawak.
Antonio Guerreiro en s'intéressant au crâne Dayak des collections du musée des Confluences (n°60003168A, cf photo ci-dessus), apporte de nombreuses précisions : Télécharger son article : "À propos d’un crâne gravé de Bornéo au Musée des Confluences de Lyon" in Archipel, volume 84, 2012.
Il rappelle qu'il ne s'agit pas de crânes d'ancêtre (conservé et paré comme on le connait dans certaines cultures), mais bien de crânes trophées rapportés dans le cadre de la chasse aux têtes. Les ornementations de ces crânes sont de trois types (revêtement d'une feuille d'étain et gravure (cf. photo 3 ci-dessous), décors incisés ou gravés directement sur l'os, décors de fines perles insérées dans une gomme, la gutta-percha) avec bien sûr des parures accessoires. Le mode décoratif le plus répandu chez les Bidayuh est le second type avec un décor floral. Ce dernier "évoque la croissance des plantes, une métaphore de la "vie" et de la fertilité".
Ces crânes étaient exposés à l'occasion d'une cérémonie réalisée afin d’apaiser les esprits des victimes. Ils pouvaient l'être aussi à l'occasion de rites funéraires pour des individus importants.
Dans le quotidien, les crânes étaient suspendus dans des vanneries de rotin dans les ruai des maisons longues et pouvaient être interprétés comme le symbole de l’unité de la communauté.
L’abolition de la chasse aux têtes remonte à 1920 sous l’impulsion des autorités coloniales néérlandaises pour le Kalimantan et sous l’administration Brooke au Sarawak dans la deuxième partie du XXème siècle.
Parmi la population Dayak de Bornéo, les Iban constituent aujourd’hui le groupe le plus important qui se sont installés pour une majorité au Sarawak, au gré de migrations successives en provenance du Kalimantan. Ils ont développé un habitat particulier que constituent les maisons longues et qui peuvent atteindre plusieurs centaines de mètres. Celles-ci abritaient ((ent) plus rarement de nos jours) des dizaines d'appartements (ou bilek) où vivait la famille souvent composée de trois générations. Le bilek est aussi l'endroit où l'on entreposait les biens de prestige ou "sacrés" (jarres, gongs, charmes...). De nos jours, comme on le voit sur la photo ci-dessus, les toits de tôle ont remplacé les anciennes toitures et l'espace de vie s'est quelque peu vidé (photos ci-dessous).
L'espace de vie, c'est cette cette longue galerie commune appelée ruai . Lors de mon court séjour en 2016, j'y ai rencontré le soir, des personnes, âgées pour la plupart, assises sur des nattes en osier, buvant la bière de riz, le tuak, discutant, sortant des gongs pour l'occasion... Peut-être étaient-ils entreposés là pour les fêtes de Gawai Dayak, symbole de la vie commune harmonieuse, encore importantes de nos jours et prenant place dans ces maisons-longues.
La société Iban n'était pas à proprement parler strictement hiérarchisée, mais chaque maison longue était dirigée par un tuai rumah, un homme "recruté" pour ses qualités exceptionnelles telles la bravoure, l'éloquence et plus généralement le charisme. Peut-être, était-il comparable au Big man rencontré dans les sociétés mélanésiennes où le système héréditaire était rejeté au profit d'un modèle équitable mais pas vraiment égalitaire.
De nos jours, la fonction de tuai rumah existe toujours, et constitue un poste d'influences convoité par les partis politiques.
Terminons ici ce tour d'horizon non exhaustif des sources assez anciennes, disponibles en Occident et accessibles au grand public, sur les sociétés traditionnelles de Bornéo.
On évoquera encore La Mission évangélique de Bâle qui s'est établie de manière précoce à Bornéo et plus précisément chez les Ngaju (un sous-groupe Dayak du Kalimantan central) dans la première partie du XIXème siècle. Le missionnaire que fut Hans Schärer, installé entre 1932 et 1939, s’intéressa de près à la religion des Ngaju. Il collecta une très abondante documentation, puis il rentra à Leyde où il écrivit sa thèse entre 1939 et 1944 sous la direction de J. P. B Josselin de Jong. Celle-ci : Die Gottesidee der Ngadju Dajak in Süd Borneo, fut publiée en 1946 et constitue la première somme sur la religion des Ngaju.
Ce peuple réalisait en effet des cérémonies complexes à l'occasion des funérailles. Dans leur conception de l'au-delà, les défunts voyageaient sur un bateau qui associe le calao et le serpent naga (cf. photo 1). En effet, dans les mythes ngaju, les morts se transforment soit en naga, soit en calao ; non pas les personnes mortes prématurément, par accident, maladie, mais "les bons morts", ceux qui, protégés par les divinités du temps de leur vivant, mourront de vieillesse. Lors des premières funérailles les défunts sont placés dans des cercueils en bois soit enterrés soit placés sur des plateformes surélevées.(photo 2) Tout est une question d'équilibre. Le monde supérieur, régi par le calao, est associé au soleil et au monde des hommes. Dans le monde souterrain, c'est le naga qui est maître, associé à l'eau et au monde féminin. Grâce à différents rituels, l'équilibre peut être maintenu et garantira la fertilité de la terre
À l’occasion des secondes funérailles, les restes sont repris, brûlés et les cendres sont placées dans de petites maisons ou sandong situées à l’extérieur du village. Les cérémonies Tiwah qui duraient 7 jours concernaient plusieurs défunts. À cette occasion, ces derniers allaient pouvoir devenir des Ancêtres et vivre dans le village des morts. Des statues étaient érigées, non pas pour constituer des représentations de défunts, mais bien plutôt pour servir de poteaux sacrificiels, elles sont peut-être à l'image de ces serviteurs qui allaient accompagner le défunt dans le village des morts. Autrefois, des esclaves étaient réellement attachés au poteau et sacrifiés.
Pour les sources de ces différentes notes, consulter la bibliographie déjà publiée en octobre 2016.
Certains documents y sont téléchargeables, en plus des sources anciennes données dans ces 8 premiers articles.
Photos in Die Gottesidee der Ngadju Dajak in Süd Borneo. Consulté sous la version anglaise : Ngaju religion : the conception of god among a south Borneo people. Hans Schärer. translated by Rodney Needham with a preface by P. E. de Josselin de Jong, 1963.
Le Kulturhistorisk museum d'Oslo réserve bien des surprises et les objets de l'ère viking norvégienne ne constituent pas les seuls attraits de ce musée nordique... on y trouve des artefacts de Bornéo !
On les doit à l'ethnographe norvégien, Carl Sofus Lumholtz, surtout connu pour son ouvrage Parmi les cannibales: récit de quatre années de voyages en Australie et de la vie de camp avec les aborigènes du Queensland, publié pour la première fois en 1889, et considéré comme l'un des plus importants témoignages ethnographiques de la période, sur les peuples du nord du Queensland. Insatiable de voyages, on le retrouve au Mexique avec le botaniste C.V. Hartman de 1890 à 1900, puis en Inde et enfin en 1915 à Bornéo.
Le récent décès de Jean Guiart me conduit à souligner ici l'importance de ses recherches notamment sur les arts et les religions de Nouvelle-Calédonie et du Vanuatu.
Personnage incontournable dans le milieu ethnologique français des années 1950 à 1980, il était un homme de terrain acharné et a notamment réalisé des "inventaires sociologiques" précis au sein des populations qu'il rencontrait.
Il était aussi connu pour son tempérament très critique vis-à-vis des autres chercheurs, et comme l'écrivent Benoît Trépied et Éric Wittersheim dans un article des Carnets de Bérose (le numéro 11) : Un anthropologue au service de la réforme coloniale. Jean Guiart et l’Union française dans le Pacifique (1947-1957) : "Au contraire de la plupart des chercheurs océanistes qui nous ont précédés et qui ont eu à travailler sous la direction institutionnelle ou scientifique de Jean Guiart, nous n’avons pas entretenu de relations directes avec lui, et n’avons que peu eu affaire à sa vindicte [...] Cet écart générationnel, et le rapport distancié qui en découle, nous permettent aujourd’hui d’examiner sa trajectoire sociale et scientifique de façon dépassionnée."... un article instructif et donc "objectif" au sujet de l'ethnologue.
Ce à quoi je suis attachée dans ce blog, c'est la possibilité de documentation disponible en ligne et, sur ce point le site de Jean Guiart est particulièrement riche. Une bibliographie complète est à disposition ainsi qu'un certain nombre de ses ouvrages, en téléchargement sur demande.
L'université de Pennsylvanie a décidément formé des docteurs en médecine qui avaient la bougeotte et qui ne souhaitaient pas nécessairement appliquer les principes d'Asclépios.
William Louis Abbott est de ceux-là. Diplômé en 1884, il fait de nombreux voyages : c'est un naturaliste passionné d'ornithologie. Dès 1880 il commence à collecter des oiseaux en Amérique, puis à Cuba, et on le retrouve en 1887 sur les pentes du Kilimandjaro. Fidèle à Philadelphie, Abbott a offert à son Académie des sciences naturelles ses spécimens d'Amérique du Nord et des Caraïbes, ce sont près de 3 000 oiseaux.
Mais c'est avec la Smithsonian Institution de Washington qu'il travaillera et collectera pour le compte de son musée d'histoire naturel. Ainsi, on le retrouvera ainsi à Zanzibar, aux Seychelles et à Madagascar en 1890 ; de 1891 à 1895, il visitera l'Asie et notamment le Cachemire, le Turkestan, le Pakistan, le Bengale et Ceylan... En 1898 il parcourt encore à pied le Siam et Sumatra, mais, l'année suivante, il construira la goélette Terrapin à bord de laquelle il passera une décennie à explorer les îles entourant l'Asie du Sud-Est.
Sa collection d'oiseaux, de petits mammifères, de reptiles et d'artéfacts des îles constitue le premier inventaire scientifique exhaustif de la région.
Mais revenons à notre tour d'horizon de Bornéo : c'est en 1905 qu'Abbott y commence ses premières collectes, d'abord dans l'Ouest de l'île, puis en 1908 et 1909 à l'Est de l'île. Une cécité partielle l'obligera à suspendre ses activités... temporairement car après avoir été soigné, il retournera sur le terrain, avec encore des pauses pour cause de maladies parfois très graves...
C'est le National Museum of Natural History de Washington qui conserve les quelques 1750 artefacts collectés par Abbott à Bornéo. Outre les objets, l'intérêt des collections d'Abbott vient aussi de l'abondante documentation qui les accompagne et qui fournit une précieuse matière pour connaître les modes de vie du début du XXème siècle des peuples qu’il a rencontrés. Malheureusement pour le grand public, il ne laisse aucun mémoire de voyage !
Au sommaire de La Revue DDM 96 :
* L’actualité de Bernard Martel,
* Portfolio : « Robert Nzaou – Madia ya Bwala » par Bernard Martel,
* Un petit Détour vers : « La Nouvelle Guinée allemande : Expéditions » par Martine Belliard-Pinard,
* Libre Expression : «Dites – leur » par Jean-François Demont,
* Focus sur un objet africain : « Statuette féminine Luluwa » par Valérie de Galembert – Le Nghiem.
Pour en profiter (et toutes les archives de La Revue DDM), et surtout rejoindre un club de passionnés des cultures et des arts classiques d'Afrique et d'Océanie, adhérez à Détours des Mondes pour la saison 2019/2020 !