Berlin. Décembre 1899. Abrutie par la rigueur de l’hiver allemand, le froid meurtrissait mon corps, mais je lui savais grâce de me rappeler dans ma chair que je n’habitais plus le Pacifique sud. Si je voulais raisonner, retrouver la chronologie implacable qui m’avait conduite ici, je ne savais plus. Mon esprit tentait de recomposer les évènements, mais il menaçait chaque instant d’aller au-delà. Je ne reconnaissais pas Berlin. Georg, le jeune médecin qui m’avait amenée ici, affirmait pourtant que j’étais venue quelques années auparavant à l’occasion d’une grande exposition industrielle. Des images lointaines me traversaient l’esprit par fulgurances, laissant entrapercevoir des visages bigarrés, des animaux exotiques. Sans plus.
Georg m’a incitée à me rendre au musée d’ethnographie pour une conférence sur les sculptures de pierre des Marquises. Le conférencier, Karl Von den Steinen, était un médecin-ethnologue, et l’institution berlinoise l’avait envoyé en mission dans l’archipel des Marquises il y avait peu. Georg espérait certainement que cette évocation susciterait en moi de l’intérêt, ayant été vingt ans plus tôt bercée par les récits d’Henri Jouan sur ces îles qu’il chérissait tant. J’avais raconté un bon nombre de ses histoires et anecdotes à Georg. Je me souvenais avoir été impressionnée par la tête de cochon qu’Henri se plaisait à montrer à l’époque, et dont Luca et moi avions fait la mascotte de la collection du muséum de Cherbourg où nous avions passé tant d’années !
En me rendant dans ce musée, j’appréhendais la rencontre avec les objets présentés, notamment ceux qui provenaient de Nouvelle-Irlande et qui étaient, d’une certaine manière, les artisans de mes malheurs.
Néanmoins, je me forçai à sortir dans cette ville moderne. Je fus fascinée par l’éclairage des rues à la nuit tombée : les lampes s’allumaient d’un seul coup et la perspective des grandes avenues lumineuses et sans fin devenait féérique. La ville grouillait de monde, de transports en tous genres, de tramways conduits par des chevaux croisant le nouveau bus électrique, ou encore de rares automobiles dont certaines, électriques, étaient occupées par des messieurs très fiers de leurs nouvelles montures. Déambulaient encore et en tous sens des charrettes, des bicyclettes, des fiacres. Une surdose de stimuli que je peinais à appréhender m’envahissait. Nous étions à la charnière entre deux mondes et, arrivant d’un pays où certains hommes vivaient encore à l’âge de pierre, je m’enivrais de cette fébrilité, de la cohue, des convulsions de cette ville sur le point d’accoucher d’une cité moderne.
À un carrefour, je me retrouvai devant une impressionnante bâtisse noire qui imposait une certaine gravité et dont les porches monumentaux n’engageaient pas le simple promeneur à s’engager dans cet antre solennel. Le Königliches Museum for Völkenkunde se tenait là, depuis dix ans déjà. La grande œuvre d’Adolf Bastian, cet homme si savant, fondateur visionnaire de la Société berlinoise d’anthropologie, d’ethnologie et de préhistoire, et que nous avions rencontré en Nouvelle-Guinée ! La majestueuse entrée se prolongeait à l’intérieur par des galeries voûtées et je pensais pénétrer dans un temple et non dans un musée. Dans le fond du rez-de-chaussée, j’aperçus un porche indien massif, sculpté dans la pierre, des statues de dieux, de divinités en tous genres, de souverains ; tous peuplaient une véritable jungle tropicale dont l’effet spectaculaire était rendu par la présence de réels palmiers et autres plantes luxuriantes. Comment ne pas remarquer l’écrasant aigle prussien à deux têtes qui dominait cet ensemble hétéroclite ! Le message avait le mérite d’être clair et direct.
Ce saisissement passé, je me rendis à la conférence de ce Von den Steinen, un homme visiblement fatigué et amaigri par son récent voyage, mais passionné, tombé amoureux lui aussi de la Polynésie où il avait collecté récits et objets. Je ne comprenais pas l’allemand parfaitement, mais le sens général fournissait une description des Marquisiens comme des hommes vivant en accord avec la Nature, dans la beauté et la joie. Je trouvais ce tableau bien idyllique et je pensais amèrement que nous, Luca et moi, nous avions été bien loin d’avoir fait la même expérience. Je me surpris à rêver, quelques instants seulement, que tu étais peut-être comme lui maintenant, je t’imaginais vivre dans un petit village en paix avec toi-même et la Nature. Mais c’était une folle idée stupide, et je la chassai bien rapidement ; j’avais lu ton carnet, je savais. Je n’avais plus le droit de me nourrir d’espoir.
Une fois la présentation terminée, je montais timidement au premier étage où des vitrines se succédaient dans des couloirs étroits et des salles surchargées. En les découvrant, je n’étais nullement émue par ce spectacle, mais plutôt stupéfaite du désordre qui régnait. Les objets de Nouvelle-Irlande que je remarquais, mélangés à d’autres, parfois issus de contrées éloignées de l’Océanie, m’apparaissaient comme étrangers. Je me suis surprise à m’interroger sur des têtes réduites d’Amérique du Sud, placées au milieu de colliers en dents de chiens, de coiffes de plumes, de parures multiples!
Je fus également frappée par les Bronzes du Bénin qui venaient d’être placés là. Il s’agissait de quelques plaques qui avaient orné les murs du palais de Bénin City et qui avaient été saisies par des soldats britanniques au cours de l’expédition punitive de 1897. Elles avaient été rapportées en Angleterre, mais certaines venaient d’être achetées par Berlin. Elles représentaient des dignitaires, des guerriers ; une multitude de scènes sculptées en bas-relief s’y déployait et constituait un véritable travail d’orfèvre. Là, un élégant aquamanile prenait la forme de léopard, un ouvrage en bronze que je jugeai remarquable pour un simple récipient destiné à se laver les mains. Ailleurs, une petite statue féminine se tenait fière et bien campée. Mais ce sont surtout des têtes de roi, toujours en bronze, percées afin d’accueillir d’immenses défenses d’éléphant historiées qui m’intriguaient. Les cartels dont je pouvais déchiffrer le sens indiquaient qu’elles étaient posées sur des autels et, grâce aux offrandes qui leur étaient faites régulièrement, le royaume pouvait obtenir la protection des ancêtres. C’était sans compter sur la férocité des Anglais, pensai-je alors ironiquement.
Ma sortie dans cette ville électrique, la première depuis mon arrivée ici, fit naître en moi une étincelle, une idée qui ne me quitte plus et qui me pousse à écrire ces lignes, moi qui étais restée si longtemps impuissante face à la page blanche. Il faut, tant que je le peux encore, témoigner de ces années, lutter contre l’oubli. Je sens confusément que mes souvenirs s’effacent comme les pas dans le sable sous la pluie.
Perdue dans mes pensées, je me mis à marcher longuement en quittant les grandes artères. Certainement plus longtemps que je ne le pensais. Subitement, affolée à l’idée de me perdre, je revins sur mes pas et découvris la vitrine d’un antiquaire passée inaperçue. J’étais sûre qu’il s’agissait d’une de ces petites échoppes qui sentent le moisi une fois la porte franchie et où les objets vivent leur vie de promiscuité ; telle chinoiserie flirtant avec des ouchebtis, ces petites statuettes funéraires égyptiennes toujours prêtes à servir leur maître. Mais la tentation que suscitait l’existence d’une telle caverne d’Ali Baba était trop grande, et je voulais vérifier si cette atmosphère si singulière et si expressive que je pressentais allait m’envelopper à l’intérieur.
Effectivement, ce fut le cas. Mon regard fut happé par un foisonnement d’objets et par l’odeur si caractéristique des livres anciens et des lourdes tentures poussiéreuses qui ont passé tant d’années à occulter des trésors aux yeux de profanes passants. Je découvris de grands pinceaux de calligraphie posés près d’une pierre à encre sur un antique bureau en marqueterie, et la mémoire de ma main fit alors surgir les quatre princes. Ceux que j’avais côtoyés à Paris, il y a bien longtemps, bien maladroitement : le bambou, l’orchidée, le prunus et le chrysanthème. Je les ai caressés avec le pinceau et l’encre noire de nuit. Et puis la main a trouvé dans le calame, cette tige de roseau que j’aimais entendre crisser sur le papier, d’autres lignes noires et grises; l’esprit a voyagé vers d’autres cultures.
Mon « héritage » romantique de ce XIXe siècle soufflait les vers de Gérard de Nerval :
"Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie […] Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché […] Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres." (1)
Je me souvenais alors des crânes que tu avais collectés dans le Sepik.
La nausée m’envahit et je dus tomber dans une profonde léthargie.
à suivre...
Note 1 : Gérard de Nerval, « Vers dorés » in Les Chimères, 1854.
Photo 1 : Le Königliches Museum for Völkenkunde de Berlin à partir d'une gravure sur bois d’après Otto Andres, 1886.
Photo 2 : Salle du musée royal d'ethnologie de Berlin, 1890, reproduction © Ireck Andreas Litzbarski
Photo 3 : Karl von den Steinen (1855-1929). Date et photographe inconnu. Collection de Loed et Mia van Bussel.
Photo 4 : Plaques du Benin, photo de l'auteure, musée de Berlin, 2010.
Photo 5 : Calligraphie chinoise, photo © Ruy Romano
Photo 6 : Déformation d'une photo de l'intérieur d'un magasin d'antiquités © T.D.R.
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