À l’automne 1865, Luca était parvenu à Belaga bien en amont du Rajang ; l’existence de rapides avait souvent rendu sa progression mal aisée, et il s’installa pour l’hiver dans ce village. Il était maintenant en territoire Penan et Kajang, des groupes en fait nomades ; mais la région était en train de changer et d’autres groupes venus du Kalimantan, les Kayan et les Kenyah, commençaient à s’y installer. De même, des commerçants chinois arrivaient en nombre déjà conséquent, et le village de Belaga était en pleine expansion. L’hospitalité semblait être toujours au rendez-vous bien que son guide de Sarawak ne parlât pas les langues qu’ils entendaient. C’est grâce à la petite communauté chinoise nouvellement arrivée, mais combien au fait des échanges et de la communication entre les différents protagonistes que Luca et son guide avaient fini par comprendre cette mosaïque d’individus qui s’affairaient dans le village.
Au printemps 1866, il avait atteint Bakun, puis il avait difficilement rejoint Murum, là où la Balui tant attendue rejoignait le grand fleuve Rajang. Il approchait donc de son but au Sarawak. Il allait remonter la rivière, mais il était épuisé ainsi qu’une partie de son équipage, car la progression était devenue trop compliquée. Le climat « politique » s’était lui aussi envenimé, car les Kayan avaient été stoppés dans leur migration vers le sud-ouest quelques années auparavant par une expédition punitive menée par Charles Brooke, le neveu de James. Les Occidentaux n’étaient pas vraiment bien considérés dans ces territoires, et étaient plutôt traités comme des suspects. Il faudrait probablement rebrousser chemin assez rapidement, songeait Luca.
Au loin, on voyait poindre une chaîne de montagnes ; la rivière, encore assez large, avait un débit relativement important et circulait au milieu de forêts qui lui semblaient impénétrables. Deux jours passèrent avant d’apercevoir de petites clairières, certaines étaient plantées de riz. Lorsque Luca eut croisé quelques praos, il devina qu’un gros village devait se situer dans les alentours. Ce fut le cas et, bientôt quelques maisons éparses firent irruption sur les berges ; il décida de demander l’hospitalité. Il aurait été trop périlleux de s’aventurer plus avant et il devenait raisonnable de mettre rapidement un terme à l’expédition. Malgré une volonté farouche d’aller toujours plus loin, la raison avait encore quelque emprise sur mon compagnon à cette époque. Ce fut une sage décision, car le village et ses habitants allèrent se révéler particulièrement intéressants.
Luca découvrit là une société très hiérarchisée avec visiblement l’existence de grands aristocrates, à côté d’individus de statut moindre, des roturiers et enfin de véritables esclaves qui n’étaient autres que des captifs de guerre tribale. Luca fut conduit devant l’un de ces grands notables, probablement le chef d’un des clans composant le village constitué de maisons longues. Ce dernier parlait malais et il put ainsi échanger avec Luca et son interprète. Cet homme assez jeune, fier, distingué s’appelait Lawaï, et il se prit de curiosité pour Luca et la cage à oiseaux dont il était affublé. C’est vraisemblablement cette curiosité ornithologique qui sauva l’expédition.
La grande communauté sur laquelle régnait Lawaï, était composée d’environ deux cents personnes avec les esclaves. Celles-ci vivaient de la culture du padi (riz), de l’élevage de quelques cochons et de quelques volailles, de la chasse et la pêche, mais aussi de la collecte de produits de la jungle — notamment la gutta-percha, une sorte de gomme issue de feuilles de certains arbres, et encore de camphre et du sagou. Ces produits faisaient l’objet d’un grand commerce avec les Malais et les Chinois en aval du fleuve.
Luca put reprendre des forces, apprendre un peu sur ces sociétés de l’amont de la rivière avant de refaire le chemin inverse qui le ramena à Kapit puis Sarawak.
Il avait vu dans la maison longue des boucliers impressionnants : ornés de motifs spectaculaires, ils étaient destinés à effrayer les ennemis et à protéger bien sûr leurs propriétaires. Ils présentaient des têtes de monstres aux grands yeux circulaires avec une bouche entre-ouverte d’où dépassaient deux longs crocs. Ces monstres étaient des protecteurs qui devaient éloigner les mauvais esprits, car la guerre contre l’invisible s’avérait aussi importante que celle menée contre un ennemi en chair et en os. Néanmoins, l’existence de cheveux humains qui faisaient partie de l’ornement de ces boucliers ne constituait pas un élément facilement compréhensible pour un Occidental, et se révélait être plutôt anxiogène et peu rassurante. Cela n’était-il pas voulu ?
Ces grands boucliers étaient posés près d’imposants gongs en laiton utilisés lors de grandes cérémonies et parfois même comme monnaie. Luca découvrait pour la première fois une pratique bien curieuse. L’argent qui servait pour régler des dettes, des mariages, des funérailles ne consistait pas en de « petits » moyens de paiement, de la monnaie usuelle et transportable, des pièces, de l’or ou encore des pierres précieuses, mais en des objets imposants voire lourds ; lesquels, dans certains cas, ne circulaient même pas. Il suffisait d’en connaître le propriétaire !
Lors des fêtes auxquelles avait été invité Luca, on utilisait de petits gongs et de longs et étroits tambours. Ces jours-là on dansait et l’alcool de riz coulait à flots.
Peu de temps avant son départ, Lawaï lui avait montré, en secret, des crânes ornés avec des motifs directement gravés dans l’os. Il n’avait pu en savoir plus, son hôte ne semblait pas prêt à dévoiler quoique ce soit à leur sujet, tout au moins à un étranger… Luca savait bien que ce n’était pas un problème de langage, mais bien plutôt de secret. Il était bien décidé à faire des recherches sur ce sujet lorsqu’il serait de retour en Europe, malgré probablement le peu d’informations collectées sur ce sujet.
Il avait encore admiré les ornements des hommes et des femmes, des parures magnifiques et des boucles d’oreilles particulièrement importantes qui déformaient considérablement les lobes. Mais il n’avait rien rapporté de tout cela, n’ayant plus d’argent pour acheter, ni rien à échanger et surtout pas ses précieux oiseaux. La famille de Lawaï lui avait simplement offert, probablement parce qu’il était jeune, un objet étonnant dont il me fit don quelques années plus tard. Il s’agissait d’une sorte de panier minutieusement recouvert de coquillages, de noix, de verres, de dents de tigre et de perles turquoise qui formaient un décor fantastique. En fait c’était un porte-bébé et ce raffinement du décor permettait de retenir les esprits bienveillants auprès du nourrisson, alors que d’autres éléments, comme les dents de tigre, pouvaient chasser les esprits malveillants qui auraient voulu égarer l’âme de l’enfant. Étonnant et encombrant cadeau que Luca s’était bien sûr empressé d’accepter.
De tout ce récit que Luca me fit, je supposais qu’avaient été gommées les épreuves qu’il avait dû traverser, crues de rivières, passage des rapides, sangsues et bêtes désagréables en tout genre… Quoiqu’il en soit, au début de l’année 1867, Luca se retrouvait en Europe avec ses oiseaux et son porte-bébé, prêt à commencer une nouvelle vie.
Il apprit par la suite que deux jeunes Italiens, naturalistes comme lui, qu’il connaissait de nom, mais dont le hasard avait fait qu’ils ne s’étaient jamais croisés, étaient partis à Sarawak l’année suivante. Il s’agissait d’Odoardo Beccari et du marquis Giacomo Doria. Odoardo avait le même âge que Luca, mais il avait fait ses études à Pise et Bologne, puis il était passé en Angleterre quelques mois avant lui. Quant au marquis, Luca connaissait simplement la réputation de la grande famille d’aristocrates dont il était issu. Il s’était déjà illustré dans une expédition en Perse. Luca regrettait de ne pas avoir rencontré sur place ces deux intrépides dont il avait appris par la suite les aventures et les découvertes. De la région du fleuve Baram du nord du Sarawak, mais bien sûr avec des moyens dont il ne disposait pas, ils avaient rapporté une quantité astronomique de spécimens botaniques et zoologiques, des mollusques, des papillons, des reptiles, et bien sûr des oiseaux.
Après Bornéo, Luca avait débarqué à Londres, curieux et excité à l’idée de revoir Wallace et de lui montrer ses oiseaux. Ce dernier était malade et vivait dans la maison familiale de son épouse au sud de Londres, à Hurstpierpoint. Wallace reçut néanmoins Luca avec enthousiasme, il était en train d’écrire un grand ouvrage sur sa propre expérience de Bornéo :
L’archipel malais, et était aussi heureux de pouvoir échanger à ce sujet.
Il avait immédiatement été formel sur le spécimen rapporté, c’était effectivement un type non répertorié. Luca exultait ! Ainsi, Wallace permit-il à Luca d’avoir la possibilité de faire une présentation à la société zoologique de Londres et de se faire connaître des milieux naturalistes avec l’espèce de passereau qu’il avait collecté. À partir de cette « reconnaissance », et sur invitations de sociétés savantes, il partit dans quelques villes d’Europe, présentant à un public d’amateurs passionnés, la faune et la flore de Bornéo, et défendant les vues encore novatrices de Wallace et Darwin sur la sélection naturelle.
C’est ainsi qu’il rencontra César VI Godeffroy en Allemagne, et que débuta sa période hambourgeoise déjà évoquée durant laquelle Luca employa une dizaine d’années de sa vie à travailler au musée, au milieu d’une multitude d’objets exotiques.
À suivre...
Photo 1 : Pl. 75 in The Pagan Tribes of Borneo, Charles Hose, 1912.
Photo 2 : Buling, le fils d'un chef Kenyah in The Pagan Tribes of Borneo, Charles Hose, 1912.
Photo 3 : Bouclier in The Pagan Tribes of Borneo, Charles Hose, 1912.
Photo 4 : Intérieur d'une maison longue in The Pagan Tribes of Borneo, Charles Hose, 1912.
Photo 5 : Jeune fille Kayan 1898, photo © Nieuwenhuys Wereldmuseum, RV-A10-27
Photo 6 : Femme avec porte bébé 1932, photo © Henrik Freerk Tillema Wereldmuseum RV-A440-n-208
Photo 7 : Couverture de L'Archipel Malais d'Alfred Russel Wallace, 1ère édition 1869.