La réputation des jardins anglais n’étant plus à faire, il poursuivit ses études dans les plus prestigieuses écoles d’horticulture d’Europe, et c’est ainsi qu’il se retrouva à Chiswick et à Kew près de Londres. Il m’a souvent parlé de sa fascination pour les plantes exotiques qui peuplaient les serres de ces jardins. Palm House, construite près de vingt ans plus tôt, abritait une véritable forêt de palmiers et il m’avait parlé avec flamme de l’envoûtement qui le prenait lorsqu’il déambulait dans cette jungle exotique. Mais cette expérience ne suffisait pas pour trouver un poste intéressant, il fallait « tâter » du terrain pour être crédible dans le milieu naturaliste, dénicher une fleur inconnue, une espèce d’insecte non encore répertorié… C’est paradoxalement dans un salon londonien bien feutré qu’il n’allait pas repérer un spécimen rare, mais bien plutôt faire une rencontre qui allait, là encore, s’avérer décisive, en la personne de James Brooke.
Cela faisait quelques années que Brooke revenait régulièrement en Angleterre. Depuis 1841, date à laquelle il avait pris possession d’une région entière de Bornéo, il s’était passé bien des choses. Celui qui était connu sous le nom du Rajah Blanc, dirigeant le royaume du Sarawak, se sentait fatigué…
Un autre homme avait beaucoup compté pour Luca, et il l’avait rencontré là aussi en Angleterre ; il s’agissait d’Alfred Russel Wallace. Lorsque Luca étudiait à Kew, Wallace était rentré depuis peu de l’archipel malais, et donnait des conférences à la Zoological Society de Londres. Luca s’était précipité pour écouter le naturaliste qui l’avait subjugué ! Les observations de ce dernier l’avaient conduit à penser l’existence d’une frontière invisible au sein de l’archipel séparant catégoriquement des espèces zoologiques. L’année précédente, il avait du reste publié une carte afin de rendre palpable cette prodigieuse discontinuité et avait présenté des échantillons endémiques de Bornéo. Il avait rapporté des milliers de spécimens dont il avait vendu une grande partie pour se faire de l’argent, mais sa collection personnelle était encore conséquente. Cependant, les idées que Wallace développait lors de ses conférences avaient ébranlé Luca, et l’avaient fait particulièrement réfléchir : Wallace ne croyait pas que les êtres avaient été créés une fois pour toutes par Dieu. Étant un fin observateur, il avait bien sûr constaté des changements dans des espèces contraintes de s’adapter à de nouveaux environnements. Il croyait qu’il existait un mécanisme de sélection naturelle et que celui-ci était le responsable de l’évolution des espèces. Cette théorie emballait Luca et après les contacts qu’il avait pu avoir avec Brooke, son cerveau se mit à fonctionner rapidement.
Sa décision était prise, et avec la fougue qui le caractérisait, un impératif s’imposait à lui : partir à Bornéo ! Sur ces entrefaites et au vu de la détermination de Luca, le « rajah blanc » lui rédigea volontiers une lettre de recommandation pour Charles Brooke, son neveu, en qui il avait mis toute sa confiance suite aux déconvenues rencontrées avec son autre neveu Brooke Brooke.
Charles le recevrait et lui établirait un laissez-passer pour le territoire.
Fort de cette assurance, au printemps 1864, Luca était à Suez… direction Singapour puis Bornéo. Il débarqua un jour de juin dans la capitale Sarawak (1). Il avait bien réfléchi à « son » expédition et avait ciblé un terrain d’études qui lui semblait à la fois accessible et néanmoins inconnu des Européens. Il partirait de Sarawak à bord d’un vapeur qui le mènerait plus au Nord, à l’embouchure du fleuve Rajang. C’est ainsi qu’au début de l’automne 1864, il s’installa à Kapit, une ville sur les rives du Rajang, au cœur d’une région peuplée par ceux qu’on appelait les Dayak de la mer ou aussi les Iban.
Le printemps de 1865 s’annonçait clément et il put embarquer à bord d’une grande pirogue. Son objectif n’était pas de naviguer jusqu’à la source du fleuve Rajang, un fleuve déjà bien connu tout au moins dans son premier tronçon. Il avait l’idée de remonter l’un de ses affluents, la Balui, dont les rives et la région étaient peuplées d’autres groupes Dayak, les Kenyah ou Kayan ; des populations méconnues quant à leurs pratiques et rites. Il avait ainsi recruté un équipage conséquent et avait fait charger à bord un stock important de provisions.
Les groupes que Luca rencontrait étaient pacifiques et il n’eut pas de mal à se faire accepter dans les villages par un « Tuaï Rumah », le chef d’une de ces maisons longues qui abritaient de nombreuses familles.
Celles-ci, construites sur pilotis, pouvaient mesurer cent mètres de longueur et contenir des dizaines de pièces abritant une communauté entière. Une grande véranda couverte desservait ces « appartements » et Luca avait été terriblement impressionné la première fois qu’il avait gravi l’échelle donnant accès à ce palier sans fin. Outre l’immensité du corridor, l’on distinguait sous les poutres, suspendues par des ligatures de rotin des dizaines de crânes humains. Il avait eu le temps de remarquer leur simplicité, sans aucune ornementation. Ce devait être des têtes d’ennemis, de simples trophées, témoignages d’une chasse aux têtes… il n’en sut pas plus et n’osa pas non plus poser de questions. Durant cette période, Luca devint de plus en plus fasciné par la faune environnante : il observait souvent des martins-pêcheurs dont les couleurs l’émerveillaient ; leur ventre bleu orangé, leurs plumes violettes et leur bec rouge carmin resplendissaient. Tout un kaléidoscope d’oiseaux menait le bal près du fleuve, des petits hérons cendrés, des calaos à huppe blanche, des aigles-pêcheurs, mais aussi des papillons comme le troides brookania dont Wallace avait parlé et qu’il avait ainsi baptisé en l’honneur de James Brooke. Celui-ci déployait ses grandes ailes noires bordées de larges stries d’un bleu et d’un vert métalliques étincelants.
La nature l’émerveillait, et s’il n’avait pas trouvé une perle botanique, Luca ne s’avouait pas bredouille, car il pensait bien avoir découvert un oiseau non répertorié. Encore faudrait-il vérifier cette hypothèse dans les ouvrages une fois rentré en Europe et auprès de Wallace par exemple ou encore de ce Charles Lucien Bonaparte dont on parlait beaucoup et qui avait récemment décrit un bon nombre d’oiseaux originaires d’Europe et d’Amériques. Ce dernier s’y connaissait aussi en spécimens exotiques, et il y existait bien une hirondelle de Bornéo qui portait maintenant son nom ! Pourquoi pas moi ? se plaisait à rêver Luca.
Il avait appris à reconnaître différentes familles de passereaux et particulièrement celle des Dicaeidae qu’il avait identifiée. Aussi avait-il collecté de nombreux spécimens d’un petit passereau de cette famille qu’il avait remarqué pour son œil blanc et d’autres encore, presque semblables, avec différentes couleurs d’iris. Avec les quelques planches et tableaux d’ornithologie qu’il avait apportés, sans être certain de pouvoir conclure immédiatement, il avait bon espoir que cette espèce fût encore inconnue des grands naturalistes occidentaux.
À suivre...
Note 1 : Sarawak s'appelle maintenant Kuching.
Photo 1 : Intérieur de Palm House à Kew Gardens in The Illustrated London News, 1852
Photo 2 : James Brooke, huile de Francis Grant, 1847.
Photo 3 : La ligne Wallace, qui se trouve à l’est de Bornéo, marque la frontière entre la vie animale de la région australienne (en jaune) et celle de l’Asie (en rose) © T.D.R.
Photo 4 : Le fleuve Rajang in The Pagan Tribes of Borneo, Charles Hose, 1912.
Photo 5 : Maison longue Kelabit © Hidda Morrison 1932-1939
Photo 6 : Dicaeum monticolum, mâle et femelle in Wikipedia
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