Néanmoins un événement des plus curieux et pour le moins heureux se produisit lors de notre escale dans le Nord de Biak, à Korudo. Un homme assez jeune, peut-être d'origine malaise, nous aborda, à peine avions-nous mis pied à terre, et nous adressa la parole dans un français presque parfait. Notre stupéfaction passée, nous avalions ses informations : ce M. Dimas Saleh était membre de la société royale des arts et des sciences de Batavia et nous souhaitait la bienvenue. Très bavard, nous apprîmes rapidement qu'il était familier du Jardin botanique de Buitenzorg puisque "son" académie en avait été l’instigatrice au début du 19e siècle.
En fait notre séjour chez notre hôte si charmant s’éternisa : la saison des pluies arrivant, il chercha à temporiser notre départ. Nous espérions pouvoir l’aider un peu dans son travail en guise de remerciements pour son hospitalité, mais nous avions aussi quelques raisons moins avouables de rester. Pour ma part, j’avais besoin d'une pause, d’un réconfort après toutes ces déceptions. Luca, quant à lui, semblait tellement attiré par la bibliothèque de Dimas et les livres d’histoire naturelle qui la peuplaient, qu’il lui semblait impossible de repartir si rapidement. En outre, notre hôte soutenait que "son" île n’avait jamais été reliée au continent, elle possédait donc un haut niveau d’endémisme qu’il souhaitait étudier.
En fait il ne s’agissait pas tout à fait de cela. Notre première stupéfaction passée, nous découvrîmes une véritable sculpture, un personnage en bois assis derrière un "écran-bouclier" ajouré qu’il tenait de ses deux mains et sur lequel s’appuyait le menton de cette tête humaine. Elle occupait plus de la moitié de la hauteur de cette sculpture, et on ne voyait qu’elle ou plutôt la calotte crânienne, car la mâchoire inférieure avait été retirée. Cet écran ou panneau présentait un décor raffiné constitué de volutes, d’entrelacs, et l’on pouvait y reconnaître le corps de deux serpents-dragons, car à la base de ce panneau, on distinguait deux gueules ouvertes, tournées vers l’extérieur. Les corps se rejoignaient au centre pour repartir respectivement à droite et à gauche dans un décor de motifs curvilignes.
Nous le remerciâmes chaleureusement et l’interrogeâmes immédiatement sur la provenance et la signification de cette petite statue. Dimas nous apprit qu’on l’appelait Korwar qui signifiait "âme du mort", car les indigènes croyaient en la force des esprits ancestraux. Il leur importait de pouvoir capter cette force, probablement puissante, puisque le personnage était en train de terrasser les corps de serpents…
Cette effigie nous envoûtait, et nous acceptâmes le présent avec une immense joie, laissant augurer d’une chance meilleure pour l’avenir.
Reposés, confiants dans l'avenir, c'est après quelques jours de mer et de voyage serein que nous avons débarqué à Friedrich Wilhelmshafen (1). Nous étions en mars 1889, plus que jamais décidés à remonter le grand fleuve qui nous conduirait vers l’intérieur du territoire papou et à la rencontre de ces fameux chasseurs de têtes !
À suivre...
Note 1 : Friedrich Wilhelmshafen s'appelle de nos jours Madang.
Photo 1 : Maisons sur pilotis à Sowek, île de Biak, 1896, in The History of Mankind de Friedrich Ratzel et Arthur John Butler.
Photo 2 : Carte de la "tête d'oiseau" , Nouvelle-Guinée, 1884 © T.D.R
Photo 3 :Femmes et enfants avec un korano (chef de village) sur une tombe à Wari, sur l'île de Biak, 1903 © Tropenmuseum TM-6001015
Photo 4 : Chauve-souris au dos nu de Biak, Dobsonia Emersa photo © Carlos N.G. Bocos
Photo 5 : Korwar © Wereldmuseum Rotterdam RV-2442-2.
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