Dès que l’humain est bousculé dans ses représentations, tout peut advenir !
Quant à l’extérieur de la maison des hommes, je le connaissais : il y avait la structure proprement dite avec tous ses piliers sculptés. Je les avais examinés : c’était un entremêlement de vagues ou de corps de crocodiles et de figures qui tiraient une langue démesurée ! Les femmes m’avaient raconté qu’autrefois la Maison des hommes n’était pas soutenue par des poteaux de bois, mais par le corps même des Ancêtres !
Les raconteurs d’histoires ne manquaient pas dans le village ; nous avions fait d’énormes progrès dans le langage et nous communiquions assez bien, même si des subtilités nous échappaient encore.
Luca obtenait du côté des hommes des mythes différents de ceux que je récoltais, mais le cœur du récit autour de ces sculptures demeurait analogue : une femme avait rencontré près du fleuve un crocodile qui avait l’apparence d’un homme. Plus tard, elle avait accouché de deux œufs, de l’un sortit un aigle pêcheur et de l’autre, un aigle doté de la queue de cet animal aquatique. Un jour, lorsqu’ils furent grands, ils emportèrent leur mère dans leur nid et la nourrirent avec le produit de leur chasse : des têtes coupées qu’ils lui présentaient comme des fruits de l’arbre à pain.
Le narration variait selon nos conteurs, mais on imaginait bien tout en haut de la Maison des hommes, l’oiseau tenant dans ses pattes un personnage, avec comme éléments récurrents du récit, le crocodile et les têtes. La vie dépendait tellement du fleuve et des "relations" avec les voisins, que cela semblait logique à nos esprits d’Occidentaux que ces deux éléments soient au cœur des préoccupations de ces peuples.
Je notais scrupuleusement ses descriptions. La Maison abritait de nombreux artefacts, bien sûr des masques plus ou moins secrets. Cependant, certains ne pouvaient être révélés à Luca, car ce dernier n’était pas initié. La statue d’une femme les jambes écartées qui constituait la partie cachée du mat supportant la sculpture faîtière, restait à ces yeux l’élément le plus surprenant de cette architecture. Quelle étrangeté dans cet univers masculin ? Était-ce une ancêtre maternelle figurée de la sorte ? Les hommes rêvaient-ils d’enfanter eux aussi, les autres hommes ? Luca n’obtint jamais d’explications, si ce n’est la sempiternelle réponse : "Parce que cela a toujours été ainsi"…
Il y avait encore des instruments de musique que nous entendions parfois. Des tambours à fente scandaient la nuit. De longues flûtes dont les chants ne pouvaient laisser personne indifférente, produisaient des sons plaintifs et déchirants au cœur de l’obscurité. Elles prenaient des accents de voix humaine. Les palabres occupaient une grande partie du temps dans la Maison des hommes.
Washo lui avait expliqué qu’il s’agissait du personnage le plus important de l’assemblée, pas une chose, avait fait répéter Luca, mais une personne ! Lorsqu’un homme avait quelque chose d’essentiel à formuler, il s’approchait du tabouret après avoir ramassé un paquet de feuilles ; puis, le tenant dans sa main, il le posait, le saisissait de nouveau, et battait l’assise de ce siège tout au long de son discours. Il ponctuait ainsi le débat, attirant l’attention de l’assemblée et surtout celle de l’ancêtre qui devait être présent dans cet "objet fort" lors des discussions décisives. S’en suivaient des concours d’éloquence, bruyants, aux accents colériques ou ironiques, toujours érudits. Les orateurs de styles différents se succédaient et offraient un spectacle dont la gestuelle, la violence parfois, la bouffonnerie souvent, émerveillaient Luca. Il existait d’autres sièges de la sorte dans le village. Luca en avait vu dans la seconde maison cérémonielle du village, mais aussi dans les maisons d’adolescents. L’un d’entre eux l’avait particulièrement interpellé : le plateau circulaire n’était pas flanqué d’une représentation humaine, mais d’une tête avec un très long nez. Certes, des bras sculptés au bas du visage et l’axe central en guise de buste pouvaient faire songer à un personnage ; mais la tête occupait tout l’espace et happait le regard. Deux coquillages cauris étaient incrustés à l’emplacement des yeux, et le visage entier était sculpté de décors géométriques blancs, rouges et noirs, en spirale ou lignes courbes. Ce visage, tellement vivant, lui évoquait un crâne du musée Godeffroy. La face avait été reconstituée et présentait des motifs de fines lignes rouges et blanches tourbillonnantes ; il s’agissait des motifs identiques à ceux qu’il avait pu voir peints sur la figure de jeunes hommes.
À suivre...
Photo 1 : Détail. Danse d'un masque Maï, village de Kararau,in Art of the Sepik River, Ed. Suzanne Greub, 1985. Photo © Jörg Hauser, 1979.
Photo 2 : Une paire de masques Maï à Kararau, photo © Jörg Hauser 1979 in The Dancers Who Became Transformed into Wood: the mai masks of the Iatmul, Papua New Guinea, Brigitta Hauser-Schäublin, in Oceania, Vol. 87, Issue 3, 2017.
Photo 3 : Masque Timbuyan au village de Timbunke, 1953, photo de Des Bartlett, © The University of Queensland n°31943.
Photo 4 : Flèche faîtière, Kanganamam 2018, photo de l'auteure.
Photo 5 : Sculpture féminine intérieur maison des hommes, 1953, photo de Des Bartlett, © The University of Queensland n°34795
Photo 6 : Tabouret d'orateur, maison des hommes de Malingai 1932, photo © Gregory Batteson, MAA Cambridge P.16840BAT.
Photo 7 : Présentoir à crânes, 1909 © T.D.R
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