De retour à Friedrich Wilhelmshafen au début de l’année 1894, nous étions riches d’une forte expérience, mais nos projets pour le futur immédiat n’étaient pas clairs… Nous avions certes des objets intéressants, le korwar de Biak, le crâne que Luca s’était approprié dans les collines au loin de Kanganamam, et le porte-crâne de Yentchan. Nous avions perdu nos collectes de Bornéo, mais notre moisson d’informations sur le Sepik était riche. Le sort décida pour nous puisque c’est encore une fois Kubary (celui-là même qui avait fait miroiter dans l’esprit de Luca l’intérêt des mers du Sud), qui allait orienter notre avenir. Quelques jours après notre retour sur la côte, nous retrouvâmes fortuitement l’ami de mon compagnon. Luca ne l’avait vu depuis vingt ans. Il l’avait quitté un soir, à Hambourg… Il savait qu’il avait poursuivi son travail pour Godeffroy jusqu’à la faillite. Mais après, qu’était-il devenu ? Il avait bourlingué en Micronésie, jusqu’au Japon où il avait réussi à gagner sa vie, nous apprit-il. En 1885, employé de la Hernsheim Compagnie, il était arrivé à Matupi, une île de la baie Blanche au nord-est de la péninsule de Gazelle.
Il avait retrouvé là son ami Richard Parkinson, qu’il avait connu aux Samoa en 1876 en travaillant tous les deux pour Godeffroy. À Apia, la capitale, Parkinson avait rencontré Phebe, la sœur de celle qu’on allait appeler Queen Emma, et Kubary avait assisté à leur mariage en 1879. En 1882, le couple s’était installé dans l’archipel Bismarck, suite à l’invitation d’Emma qui confiait alors à son beau-frère la responsabilité d’établir une plantation sur la côte de Nouvelle-Bretagne, d’où l’émergence de la grande exploitation de Ralum. C’est ainsi que Parkinson se mit à développer les plantations d’Emma et les siennes propres où il s’essayait à de nouvelles cultures.
Quelques années plus tard, en 1890 précisément, Kubary ne travaillait plus pour Hernsheim, mais pour la toute puissante NeuGuinea Kompagnie. Il avait convaincu son ami Parkinson de venir le rejoindre au sein de cette firme pour devenir, comme lui, collecteur et recruteur. Ce dernier quitta donc l’entreprise de sa belle-sœur qui ne lui laissait pas assez de temps, à son goût, pour ses recherches ethnologiques ! C’était assez courageux ou inconscient de sa part, pensai-je, que de laisser Phebe s’occuper seule de leur exploitation, mais Parkinson était un homme complexe et peu hésitant. Il avait vu dans la proposition de Kubary l’occasion de voyager aisément dans les différentes îles afin de rapporter des spécimens d’histoire naturelle et des artefacts, sa véritable passion, aussi avait-il aussitôt accepté le poste.
Lorsque nous rencontrâmes Phebe un peu plus tard, je réalisai à quel point elle était une femme remarquable et bien capable de gérer seule les affaires, que ce soient les leurs ou encore celles de sa sœur. Elle parlait couramment l’anglais, le samoan, le français et l’allemand ; mais aussi la langue tolaï de Nouvelle-Bretagne et des dialectes des îles de l’archipel. Cette femme était ainsi devenue l’interlocutrice privilégiée pour les transactions, mais aussi dans la communication avec les populations dont elle se sentait proche.
Pendant deux ans, les deux hommes collectèrent pour cette compagnie. Puis, ils avaient décidé tous les deux d’en partir, et ce pour des raisons bien différentes. Après toutes ces années passées à bourlinguer, Kubary était parti en Allemagne avec sa femme, originaire de Pohnpei, et sa fille, espérant y trouver un emploi. Ce fut une amère déception, l’accueil qu’il reçut fut glacial, et c’est avec dépit qu’il avait regagné l’archipel des Carolines quand bien même cet endroit était cher à son cœur.
Quant à Parkinson, il n’aspirait qu’à plus de liberté encore pour ses chères études, voyager, diriger sa plantation, collecter et surtout écrire.
C’est ainsi qu’en ce début d’année 94, Kubary était de passage à Friedrich Wilhemshafen afin de régler d’anciennes affaires avec la NeuGuinea Kompagnie, mais il comptait retourner rapidement sur ses îles où il se sentait bien. Parkinson se trouvait là aussi car, après s’être rendu l’année précédente en Europe et notamment à Hambourg et Berlin. Il attendait ici un personnage important venu d’Allemagne.
Kubary nous présenta Richard Parkinson.
Je ne pouvais m’empêcher de penser à la philosophie du destin, à des gens tels Kubary qui semblaient agir comme des aiguilleurs de la Providence. Cet homme avait poussé Parkinson à collecter pour les différentes firmes, et maintenant dans cette colonie allemande, celui qu’on appelait le "Professeur allemand" jouissait d’une incroyable notoriété. Parkinson s’était fait un nom dans toute la Nouvelle-Guinée allemande en tant que planteur et recruteur bien sûr, mais surtout comme collecteur, érudit, connaisseurs des diverses sociétés indigènes.
Richard Parkinson avait le même âge que Luca. Les deux hommes avaient tout de suite sympathisé notamment autour du savoir sur les artefacts et l’intérêt pour les cultures papoues. Parkinson commençait à écrire sérieusement, plus que de simples articles, et il nous montra un exemplaire de son premier ouvrage qu'il avait pu faire publier à Leipzig, et qui traitait spécifiquement de la Nouvelle-Bretagne.
Il avait poursuivi son travail de rédaction en écrivant plusieurs rubriques sur des sujets les plus divers. On sentait percer chez cet homme, un esprit vif et curieux, peut-être sans réels préjugés, un cas rare dans les colonies !
Il voyait certainement en Luca un homme plein de ressources qui possédait des atouts importants par son ancienne connaissance des musées allemands et le savoir-faire dans la publication de catalogues, ayant été l’assistant de Schmeltz à Hambourg, puis de Jouan à Cherbourg. Luca était aussi un polyglotte exceptionnel, il maîtrisait bien sûr l’italien et le français, mais aussi l’anglais, l’allemand, le malais, et nous avions acquis de bons rudiments de langues du moyen Sepik. Ce dernier point passionnait Parkinson qui voulait en savoir plus sur notre expérience des régions du cours moyen du grand fleuve. À sa connaissance, jamais aucun Occidental n’était resté si longtemps dans un village papou. Il y avait bien des missionnaires un peu partout sur le territoire qui s’étaient installés, mais ce n’était pas la même chose. Il nous pressait de questions. Elles ne concernaient pas simplement les objets que nous avions vus, il était aussi fortement intéressé par les peuples, voulant comprendre en profondeur leurs sociétés, leurs rites. Il regrettait que mes notes fussent écrites en français qu’il ne savait lire, et m’exhorta de retour en Europe à publier et à traduire ! Cela me réconforta quant à l’intérêt de mes écrits ! Aux yeux de Luca, Richard apparaissait comme un personnage de roman. Outre sa connaissance incroyable de la région, il lui avait raconté qu’il vendait des artefacts à des musées, notamment à celui de Sydney. Ce n’était pas toujours l’argent qui le motivait, ni les honneurs ou des décorations comme la majorité des collecteurs ; ce qu’il recherchait et qu’il troquait contre ses objets, c’était des livres spécialisés, rares dans cette partie du monde !
Après notre rencontre, nous le retrouvâmes effectivement accompagné du directeur d’un musée, celui de Berlin, en la personne d’Adolf Bastian et nous pûmes nous joindre à la discussion.
Ce dernier était un curieux homme, plein de contradictions à mes yeux, à la fois convaincu des bienfaits du colonialisme dont nous avions eu l’occasion de voir les outrances à Batavia, mais aussi lucide de la destruction des "pensées des peuples". "Sa" jeune institution se devrait de sauvegarder des cultures qui allaient disparaître, mais aussi d'éduquer ses contemporains à l’existence d’autres formes de civilisations.
Je fus néanmoins effrayée par son regard qui révélait par moments une sorte de frénésie dans sa volonté de recueillir à tout prix des objets. Je crois qu’il recherchait le plus d’artefacts possible et les informations les contextualisant dans le but de pouvoir les comparer et bâtir à partir de là une histoire du développement humain. Une entreprise qui mènerait à la conclusion d'une race blanche supérieure ; j'en étais persuadée et écoeurée mais je savais c’était un pas que le monde occidental franchissait encore aujourd’hui !
Pour l’heure, la discussion tournait autour du Sepik ; lui aussi était fasciné par notre si long séjour dans un village papou, et il nous inondait de questions !
À suivre...
Photo 1 : Détail d'une carte de la région Kaiser Wilhelm Land sur le site.
Photo 2 : Hernsheim & Co. trading post à Matupi 1900 © T.D.R
Photo 3 : Phebe Parkinson in The Parkinson Legacy Lives on
Photo 4 : Emma Coe et sa famille, Ralum 1900. Debout, Richard Parkinson (barbu) et Jonas Forsayth, le fils d'Emma de son premier mariage. Paul Kolbe est assis, deuxième à partir de la gauche. Emma est marquée d'une croix.© T.D.R sur le site.
Photo 5 : Couverture de l'ouvrage de Richard Parkison, 1887, Im Bismarck-Archipel..., Leipzig.
Photo 6 : Adolf Bastian, 1896 © T.D.R..
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