Peu de temps après, la décision de Luca était prise. Il était maintenant convaincu qu’en Nouvelle-Irlande, dans cette île de l’archipel Bismarck, il trouverait les spécimens de crânes les plus hallucinants et probablement encore des masques et des sculptures que notre imagination n’était même pas capable de concevoir. Et cela l’excitait. Richard Parkinson lui avait donné bien des informations, mais il voulait en savoir plus.
Ce dernier lui avait soufflé l’idée de s’adresser à la Hernsheim Company, il pourrait peut-être se faire embaucher comme collecteur, ainsi voyager et en savoir plus sur la Nouvelle-Irlande. C’est pourquoi, par l’intermédiaire de Parkinson qui se préparait à rentrer en Nouvelle-Bretagne, Luca demanda un rendez-vous à Maximilien Thiel, le neveu d’Eduard Hernsheim, ancien grand patron de la succursale de la compagnie éponyme installée à Matupi. Thiel venait en effet d’arriver dans cette île de la baie Blanche afin de reprendre la direction de cette branche de la société. Son oncle Eduard Hernsheim avait été ici en poste pendant dix-sept années et avait grandement défendu les intérêts de la compagnie en développant le commerce du coprah dans cette partie du monde. Cependant il était malade depuis un certain temps et il avait souhaité rentrer en Allemagne au plus vite.
Après nos discussions à Friedrich Wilhemshafen, nous décidâmes d’un commun accord (en réalité "arraché", car Luca était resté sourd à mes réticences) de partir pour la Nouvelle-Bretagne malgré le peu d’argent qui nous restait. Luca attendait beaucoup, peut-être trop, de l’entretien avec Thiel. Le jour du printemps 1894, nous débarquâmes ainsi à Herbertshöhe, toute nouvelle capitale de l’administration coloniale de la Nouvelle-Bretagne.
Nous n’eûmes pas longtemps à patienter et Luca fut chaleureusement reçu par Thiel qui lui conseilla, lorsque le temps serait venu pour lui de se lancer en Nouvelle-Irlande, de se rendre tout d’abord à Nusa où Hernsheim avait ouvert un comptoir. Cette petite île du nord de la Nouvelle-Irlande offrait un mouillage sûr, et la plupart des bateaux y faisaient escale. Sur place, Luca pourrait se recommander de lui auprès de Carl Ribbe, un collecteur d’insectes, plus particulièrement de papillons. Il ne connaissait pas encore bien cet homme, mais il savait qu’il était aussi collectionneur d’artefacts et justement il voulait le rencontrer afin de discuter avec lui de la possibilité de réorganiser le comptoir de Nusa. Carl Ribbe était certainement bien placé pour donner des conseils à Luca sur les chemins qui menaient vers l’intérieur de la Nouvelle-Irlande. En effet, c’était bien le plateau de Lelet, au centre de l’île, qui serait l’endroit le plus intéressant pour la quête de mon compagnon, car les cérémonies restaient, semble-t-il, importantes. Mais la zone demeurait inconnue des Occidentaux, et personne n’avait donné des informations fiables sur cette région.
Thiel indiqua un autre point de chute digne d’intérêt que constituait Kapsu, à vingt miles au sud-est de la pointe nord de la Nouvelle-Irlande en restant sur la côte nord. Les firmes commerciales étaient déjà présentes dès les années 75, mais aussi des missionnaires de la Wesleyan Mission. À partir de Kapsu, Luca pourrait longer la côte en s’arrêtant dans plusieurs villages dont certains étaient assez bien connus des planteurs, des recruteurs, voire des collecteurs. Arrivé à la hauteur de la plus grande île du groupe des Tabar (1), il pourrait peut-être rejoindre le plateau de Lelet.
Il éveilla encore plus l’intérêt de Luca en suggérant que ces îles constituaient une région restée mystérieuse sur laquelle circulaient des rumeurs concernant l’existence de grands rites de funérailles, mais personne ne savait réellement ce qu’il s’y passait si ce n’est la certitude que les traditions y étaient bien vivantes. De plus, il serait passionnant de pouvoir s’y rendre, une autre piste pour Luca, mais aussi un autre voyage.
Malheureusement, une telle expédition ne pouvait se monter sans préparation.
Outre le temps passé à trouver un bateau et des hommes, il fallait encore de l’argent que nous n’avions plus.
Comme tous les patrons de firmes commerciales installées dans ces mers du Sud, Max Thiel recherchait des artefacts. Il était conscient que ses collecteurs rapportaient souvent des objets dignes de peu d’intérêt aux yeux des musées allemands auxquels il les vendait. Il proposa donc à Luca de travailler pour lui, à l’essai, espérant de lui des collectes de meilleure valeur. Thiel était certes lucide de l’ignorance qu’avait Luca de l’archipel, mais il pensait que son expérience de terrain avec ces quatre années passées dans le Sepik, et sa connaissance des artefacts, acquise lors de ses années de travail au musée Godeffroy seraient de bons atouts. Certes, l’expérience de Luca concernant les pièces de musée datait, mais dix années lui avaient permis d’acquérir un "œil" ; et puis il y avait sa motivation pour les objets de la région, plus qu’une motivation, un enthousiasme débordant qui jaillissait de sa personne et que Thiel avait bien ressenti.
Avec ce contrat en poche, nous nous installâmes sur l’île voisine de Mioko, là précisément où s’étaient établis Emma et Farrel à leur arrivée dans la région. En 1878, la compagnie Godeffroy avait dû être réorganisée et avait donné naissance à la Deutsche Handels und Plantagen Gesellschaft. En mars 1879, Farrell avait été nommé responsable du comptoir de cette compagnie à Mioko, et c’est ainsi que le couple avait démarré. Deux ans après, ils exploitaient leurs propres plantations. La vie des habitants de cette petite île coincée entre la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande en avait été affectée, mais en tant que ressortissants non germaniques, les jours se déroulaient plutôt paisiblement pour nous, tant vis-à-vis des indigènes que vis-à-vis du pouvoir colonial en place.
Nous avons vécu là une année au rythme des départs de Luca pour les îles avoisinantes, les repérages, les collectes. Luca emmagasinait le plus d’informations possibles, mais il n’avait jamais le temps dans ses escales de parcourir l’intérieur des terres, et par-dessus tout il regrettait de ne pas avoir eu l’occasion de se rendre en Nouvelle-Irlande. Ses premières missions pour Thiel s’étaient concentrées sur la Nouvelle-Bretagne, la côte sud-est de la Nouvelle-Guinée, l’archipel d’Entrecasteaux et en remontant vers le nord-ouest, Buka et Bougainville.
Note 1 : Tabar était aussi appelée Gardner.
À suivre...
Photo 1 : in Atlas colonial allemand 1893 © T.D.R.
Photo 2 : Carte de la péninsule de la Gazelle, 1914, sur le site
Photo 3 : Détail d’une carte de la région Kaiser Wilhlem Land sur le site
Photo 4 : Comptoir de la Deutschen Handels und Plantagengesellschaft sur l'île de Mioko ca. 1900
Commentaires