Combien de fois ai-je publié cette photographie dans ce blog ?
Un certain nombre !
Icône des collections du musée Dapper, la reine Bangwa s'est exhibée pour la dernière fois en 2017, lors de
l'ultime exposition du musée à Paris.
Elle qui fut adulée par Man Ray, au point de faire contre-appui à sa compagne d'alors, Adrienne Fidelin, c'était en 1934 dans un contexte "primitivisant".
Mais ce dont je n'ai jamais parlé, c'est qu'elle vient de loin, d'un petit royaume du pays Bamiléké et a suivi une trajectoire peu banale.
Son histoire appartient à celle de la collection d'un aventurier allemand Gustave Conrau.
Celle-ci a été racontée en 2017 dans le passionnant article de Bettina von Lintig : "La collection Bangwa formée par Gustav Conrau" in
Art Tribal 86 faisant suite à un article très documenté d'Andreas Schlothauer : "
Gustav Conrau’s Cameroon Collection in the Berlin ethnological museum" paru dans
Kunst & Kontext de septembre 2015.
Faisant toujours parler d'elle, on la retrouve dans l'article de 2019, toujours signé Bettina von Lintig, "La reine Bangwa, un voyage dans l'histoire de l'art" in
Art Tribal 94.
Résumons quelques faits :
Gustave Conrau n'est pas destiné à être collecteur d'objets lorsqu'il arrive à 26 ans au Cameroun. Il vit de la chasse à l'éléphant et de missions diverses pour le compte de compagnies commerciales allemandes. Rentré en Allemagne en 1898, il repart au début de l'automne pour la région de Fontem en pays Bangwa, et recrute de la main-d'oeuvre pour des plantations sur la côte.
C'est l'époque où les musées allemands se font la compétition et le conservateur du musée de Berlin, Felix von Luschan, est avide de posséder le plus de pièces possibles de cette région d'Afrique.
Conrau a certainement reçu mission de ce dernier lorsqu'il était à Berlin en 1898.
En septembre 1899, ce sont plusieurs caisses emplies de "fétiches" qui partent, direction le musée d'ethnologie. Mais les choses s'enveniment non pas tant sur la question des objets qu'il a achetés avec l'approbation du chef Assunganyi et non pas volés (on peut discuter sur le sens d'un achat en contexte colonial), mais sur le sort des hommes partis travailler sur la Côte et qui ne sont jamais revenus. Conditions de travail inhumaines ? Maladies ? Probablement un peu de ces deux facteurs. Quoiqu'il en soit, Conrau est arrêté, il s'échappe mais trouve la mort. Assassiné ou suicidé ? La thèse du suicide semble être retenue.
Mais revenons aux objets arrivés à Berlin. Un curieux destin les attend.
Ils sont stockés dans les réserves et on les oublie. Il faudra attendre 30 ans pour qu'ils réapparaissent et ce grâce au système des "doublons" qui sera effectif de 1888 à 1943 et qui permet aux musées allemands de vendre des artefacts.
Arthur Speyer (mort en 1923) dirige un institut zoologique à Berlin pendant la première guerre mondiale. En 1919, il y créé un institut ethnologique. Il fournit nombre de musées en pièces ethnographiques et en spécimens d'histoire naturelle. Il achète et vend pour son compte. Son fils, Arthur Max Heinrich Speyer (1894-1958), développera l’entreprise familiale, bénéficiant du réseau de contacts de son père et des rapports privilégiés qu’il entretenait avec les musées allemands.
C'est lui qui en 1929 va acquérir 5 statues rapportées par Conrau.
La "reine" Bangwa faisait partie du lot ; échangée, semble-t-il, contre deux masques Yaka de RDC. En fait Berlin possédait 40 statues Bangwa en 1899 mais le musée n'en compte plus que 19 de nos jours. Les 16 statues manquantes ont disparu, la plupart pendant le 2ème guerre mondiale.
Parmi les 5 qu'achète Speyer, les plus célèbres de nos jours sont celles qu'on nomme le "roi" et la "reine" Bangwa.
Elles seront acquises par Charles Ratton en 1935, la "reine" revendue à Héléna Rubinstein. C'est en 1990 qu'elle passera aux enchères et sera achetée par le musée Dapper pour la somme de 3 410 000 $.
Quant au "roi", il fut acheté par Harry A. Franklin (c'est d'ailleurs lui qui a baptisa les statues de "roi" et "reine") lors de cette vente de 1990 pour un montant de 330 000$, puis vendu à un collectionneur japonais, revendu en 2009 à Marc Ladreit de Lacharrière qui en a fait don au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2017.
Ces statues dansantes, qui tiennent une cloche dans la main, prennent des postures de danse reliée à la mort d’un chef. Les personnes autorisées étaient nécessairement de la même famille et honoraient ainsi le défunt par leur danse tout en récupèrant de son énergie vitale.
Ces statues sont appelées
lefem. Une bonne description de ces effigies et de leur rôle est donnée sur
cette page du site du musée du Quai Branly.
Photo 1 : Statue "lefem" commémorative de princesse © extrait du film de Chris Marker et Alain Resnais, Les statues meurent aussi.
Photo 2 : Adrienne Fidelin et la reine Bangwa, photo de Man Ray 1934 © Man Ray Trust.
Photo 3 : Lefem ou Portrait royal de Fosia © Staatliche Museen zu Berlin, Ethnologisches Museum III C 10514/ Claudia Obrocki
Photo 4 : Lefem ou Portrait royal © Staatliche Museen zu Berlin, Ethnologisches Museum III C 10521/ Martin Franken
Photo 5 : Couverture du catalogue Sotheby's : The Harry A. Franklin Family Collection of African Art