"Et très certainement, je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé.
On m’a suicidé, c’est-à-dire. Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur,
d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin,
mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côté de la mort.
Je ne sens pas l’appétit de la mort, je sens l’appétit du ne pas être".
Antonin Artaud, Bilboquet, 1923
Au début de printemps 1899, j’étais comme prostrée à Kapsu. Un jeune médecin était arrivé jusqu’à moi, un Allemand qui s’intéressait à l’ethnologie. Il avait entendu parler de moi par Parkinson ; ce dernier lui ayant confié que "la Française qui connaissait si bien le Sepik" était mal en point dans ce village de Nouvelle-Irlande. Il ajouta que selon ses informateurs, il devait y avoir très probablement là-bas deux grandes statues Uli à récupérer, de grandes figures que les habitants du centre de l’île sculptaient à l’occasion de cérémonies funéraires.
C’était ainsi que Georg Thilenius était arrivé jusqu’à moi. Au début, je me suis méfiée de cet inconnu.
Il y a longtemps, à Batavia, j’avais entendu parler des "amok", ces personnes soumises brutalement à une folie meurtrière. Il ne s’agissait pas de cela avec les collecteurs, mais c’est ainsi que j’appelais Luca, "Amok, amok" répétai-je, car n’était-il pas né en son sein une passion autodestructrice et qui l’avait probablement emporté ? Se pouvait-il que ce soit la même chose avec cet homme pourtant si jeune, qui allait débarquer ici ? Avoir fait ce si long chemin depuis l’Allemagne me semblait une telle folie ! Dans quel but ?
Mais il s’avéra être tout le contraire d’un fou… J’ai compris par la suite qu’il était effectivement passionné par les objets, mais que son intérêt premier, de par sa formation de médecin, était ailleurs. Il avait fait un grand voyage dans le Pacifique sud et qui se terminait maintenant dans l’archipel Bismarck afin d’étudier la morphologie des différentes populations et comprendre les flux migratoires. Il était plutôt préoccupé par l’anthropologie physique et les études comparatives qu’il pourrait en tirer, et ce afin de conforter les théories diffusionnistes à la mode en Allemagne.
Georg me convainquit alors de rentrer avec lui en Europe : le temps avait passé depuis le départ de Luca de Mioko. Près de quatre années s’étaient écoulées, il fallait accepter la cruauté de la nature dans ces contrées et la méfiance des indigènes du plateau face à un étranger.
Il semblait avoir une idée précise sur notre destination, l’Allemagne bien sûr qu’il connaissait, et Berlin en particulier. Il prétendait qu’il me faudrait quelques soins après ces crises de malaria qui m’avaient affaiblie, il semblait si sûr de lui !
Sur ce long trajet du retour, nous fîmes une escale chez les Parkinson. Je ne reconnus pas vraiment Richard, et lui non plus, semblait-il, ne se rappelait plus vraiment. Avais-je à ce point changé en seulement trois ans ? Georg paraissait content de pouvoir lui acheter des objets et lui montra les deux Uli qui se trouvaient à Kapsu. Il avait pu les négocier auprès de Carl Ribbe qui les avait récupérés.
Ces deux "êtres" me fascinèrent. Je les contemplais. Ce n’étaient plus les hirsutes personnages des dessins de Finsch, ils étaient la puissance, et paradoxalement um mélange de sensible et de force. Était-ce cela que tu étais allé chercher ?
J’ai entendu Georg parler avec Phebe, elle qui connait tant de langues. Il lui demandait ce que signifiait le mot
Tetak pour un peuple de Nouvelle-Irlande, ils avaient l’air tous les deux de parler en secret. Je n’ai pas questionné Georg immédiatement.
Parkinson m’apprit le suicide de ton ami Kubary à Pohnpei, l’île de l’archipel des Carolines qu’il chérissait tant, peu de temps après notre retour d'Europe en 1896. Pourquoi ce geste ? Te souviens-tu combien Kubary nous avait confié avoir été blessé par le rejet qu’on lui avait opposé à Berlin sur ses études micronésiennes ? Il disait qu’on lui avait préféré les ethnologues en chambre, des rats de laboratoires et d’amphithéâtre, contre lui, un véritable collecteur, ruinant ainsi ses espoirs dans ses recherches d’emploi !
Je ressens profondément l’injustice de cette humiliation, je me sens entourée par la mort et des pensées morbides m’assaillent. Pour la seconde fois, j’allais faire ce trajet qui me ramènerait à Berlin. À présent, je ne sais plus réellement ce que furent ces trois dernières années, ni surtout dans quels lieux j’ai pu vivre. Pendant ces longues journées de mer, entre ciel et océan, je ne savais plus à quel monde j’appartenais.
Avec le recul, je m’aperçois que j’ai vraiment été docile ; Georg m’a pris par la main, comme un fils aurait pu s’occuper de sa jeune mère, prématurément vieillie par les épreuves, et j’ai suivi scrupuleusement ce qu’il me conseillait, sans question.
ce printemps, nous avons quitté Berlin, et il m’a emmenée dans une jolie ville du sud de l’Allemagne, du nom de Heidelberg. Par contraste avec ce que je venais de vivre dans la capitale, la douceur de cet été 1900 embellissait la nature ; là, je me suis souvenue avoir ressenti une douceur semblable à celle de ces îles où j’avais laissé mon cœur.
Je n’ai pas idée de l’endroit exact où j’habite, mais je déambule dans un parc superbe et mes pieds nus peuvent fouler l’herbe grasse. Je danse et c’est tout ce qui m’importe. Je peux enfin exprimer avec mon corps ce que j’avais vu, sans tous ces mots qui me manquent, et qui pourtant se bousculent dans mon esprit. De retour dans ma chambre, mon cocon, je m’adonne à d’infinies créations de tissus.
J’ai remis en quelque sorte ma vie dans les mains de ce "presque" inconnu qu’était Georg. Lorsqu’il m’apprit son départ pour la Pologne, qu’importait ! Je ne le reverrai plus, mais j’avais tant de personnages dans ma tête à faire vivre. Parfois, ils se bousculaient, mais je voulais tous les retenir. Pour écrire, encore et encore la couleur, enivrée par toutes les teintes déployées dans les œuvres malanggan rehaussées par les odeurs prégnantes de la jungle et saturées par les chants des oiseaux et les cris des bêtes.
Je me heurte tant ici à la surface blanche de ces parois lisses.
Ils croient que je dessine n’importe quoi sur le sol de ma chambre avec mes morceaux de tissus découpés, ils n’ont pas compris que c’était la carte de la Nouvelle-Irlande.
Je te cherche dans ces villages, sur le plateau, et ce lacis prend la forme d’un inextricable labyrinthe que je fais et défais. N’ont-ils pas lu
L’Odyssée ? Je suis une Pénélope encore plus tragique que le modèle !
Avant de partir, Georg m’a confié quelques bouts de papier et ils n’ont pu me les arracher. Ils étaient pliés dans un étui qui les a relativement préservés. Il m’a dit avoir trouvé ce petit objet attaché à l’une des deux statues qu’il avait achetées à Kapsu, qui provenaient du plateau de Lelet, et dont les villageois voulaient se débarrasser. Il l’avait ouvert et avait reconnu une sorte de journal écrit en français, ainsi que le nom de Luca à moitié effacé et qui pouvait être la signature de l’auteur de ces lignes.
Mais pourquoi ne pas m’avoir remis ce précieux contenant alors que j’étais à Kapsu ? Mon état était-il si lamentable ? Avait-il eu peur que je parte moi aussi sur le plateau, à ta recherche ? Les deux êtres hermaphrodites que j’avais vus chez les Parkinson, étaient-ils les enfants que nous n’avons pas eus et que tu étais allé chercher si loin ?
C’était effectivement écrit en français de ta main, quelques notes éparses de ces dernières années, difficiles à lire et à comprendre, mais moi qui ai vu ton obsession Malanggan te gagner, je crois savoir déchiffrer, je crois deviner ce que tu as vu.
Tu m’avais dit partir pour Nusa puisque c’est là que Maximilien Thiel t’avait recommandé d’entamer ton exploration de la Nouvelle-Irlande. Puis, j’avais pensé que tu descendrais la côte Nord de Nouvelle-Irlande en passant par Lamasong ; cela était logique puisqu’il s’agissait de postes de l’administration coloniale qui pouvaient te permettre d’acquérir un peu de nourriture et des guides.
Je savais que tu voulais partir seul. D’après ce qu’avait dit ce Suédois, Öberg, je pensais que tu passerais par Kapsu et c’est là que je t’ai attendu si longtemps.
Mais aucune nouvelle n’est jamais parvenue jusqu’à moi.
C’est tout ce que j’avais pu imaginer… après, l’inconnu devant toi, où étais-tu parti ?
J’ai dessiné une carte pour essayer de comprendre ton périple en inscrivant les noms de villages.
Je déroule lentement le vieux papier jauni et abîmé par l’eau.
Je ne sais pas si je comprends tout dans tes notes, j’entends tellement de voix résonner dans mes insomnies.
Tu sembles à la fois perdu et sûr de toi ; et à la fois, je ne sais si les choses que tu décris sont réelles ou pas. Je n’ai nullement perdu la raison comme ils semblent le croire, ma logique n’est plus la leur, alors peut-être puis-je t’entendre ?
Mais tu n’as pas beaucoup écrit…
Voilà ce que je peux déchiffrer et recomposer.
Tu as mis un titre, probablement a posteriori car les lettres sont grosses et tremblées.
Tu as inscrit TETAK.
Ce mot résonne sèchement, et pourtant cela veut dire "Faire la peau", c'est ce que Georg m'a expliqué d'après sa conversation avec Phebe. En français populaire, on songerait à l’acte de tuer, à la volonté d’assassiner quelqu’un, mais cela veut dire "sculpter", parait-il.
Il y avait donc bien à l'origine de ces statues un acte fort qui conditionnait leur naissance, leur créateur était un géniteur cherchant à modeler une chair qui n’était plus humaine.
C’est peut-être cette matrice que tu recherchais.
À suivre...
Photo 1 : 2 des 3 Ulis collectés par Bülher au village de Lemba en 1931. © Museum der Kulturen Basel (F)Vb 962, in Uli de Jean-Philippe Beaulieu p. 100.
Photo 2 : Georg Thilenius, 1905 photo © Rudolf Dührkoop.
Photo 3 : La famille Parkinson à Karadui, date ? © T.D.R sur le site.
Photo 4 : Heidelberg circa 1900 © T.D.R
Photo 5 : Extraite de la video Folie circulaire.
Photo 6 : 3 masques de Nouvelle-Irlande à Nusa. date ? in Art de l'archipel Bismarck, Kevin Conru
Photo 7 : Dessin à partir de détail d'une page de notes d'Augustin Krämer in Lamasong III, Institute for Ethnology Göttingen, reproduite in Uli de Jean-Philippe Beaulieu p.121.