La vente Vincent Wapler du 19 décembre prochain à Drouot présente un masque exceptionnel Bété de Côte d’Ivoire, attribué au Maître dit de Konaté, ayant appartenu à Paul Guillaume et Charles Ratton.
Une notice particulièrement soignée a été rédigée par Bertrand Goy ( lot 155) :
Masque du MAÎTRE dit DE GONATÉ Peuple Bété, Côte d'Ivoire XIXe siècle. Bois à superbe patine noire épaisse. H. hors socle 34 cm.PROVENANCE: - probablement Paul Guillaume; - Charles Ratton, Paris; - collection Laurent d'Albis.
"Cet important témoignage de l'art Bété de Côte d'Ivoire fait partie d'un très cours corpus de six masques sculptés par le même artiste vers la fin du XIXe siècle. Au sein de cet ensemble il se distingue par d'exceptionnelles qualités plastiques et des solutions artistiques lui conférant sensibilité et émotion alliées à la rigueur d'un style personnel parfaitement maîtrisé. A ce titre il mérite d'être aujourd'hui considéré comme la réalisation la plus aboutie de celui qui a été baptisé « le maître de Gonate » et sa redécouverte aujourd'hui peut être considérée comme un important évènement pour la connaissance des arts de la Côte d'Ivoire.
Une œuvre de maître au centre de la Côte d’Ivoire
La qualité exceptionnelle du masque décrit dans ces lignes est aussi incontestable que l'identité de son auteur, le « maître de Gonaté », est hypothétique. Le choix d'associer un style sculptural à ce village gouro au seul prétexte de sa proximité géographique avec la ville bété de Daloa révèle la perplexité des observateurs quant à l'origine de ce type d'oeuvres: Gouro, Bété, Gouro-Bété ? Les rares témoignages anciens concernant des masques de morphologie approchante désignent pourtant un centre de style plus méridional, aux marches Est du territoire bété.
La confusion toutefois s'explique: de longue date, le pays bété a été traité comme un parent pauvre. La littérature a durablement ignoré ce groupe, deuxième ethnie du pays, installé au plus profond d' un territoire sylvestre du centre de la Côte d'Ivoire, à l'ouest du fleuve Sassandra. Dans un triangle dont les sommets sont Soubré au sud-ouest, Daloa au Nord et Gagnoa à l'est, des populations de langue krou isolées dans leurs forêts denses vivaient de collecte et de chasse avant que l'exploitation du cacao puis du café ne s'y développe de manière intensive.
Dès les premiers instants de la conquête, les militaires relevèrent l'incroyable mosaïque ethnique composant cet empire du milieu aux frontières floues, constat relayé par les grands africanistes Delafosse ou Tauxier et plus récemment Jean Pierre Dozon. Le grossier découpage du pays, parfois directement calqué sur le déploiement des troupes de « pacification », créa des entités telles que « les Bété de Gagnoa paraissaient plus proches des Gban et des Dida voisins (notamment sur le plan socio-culturel et linguistique) que des Bété de Daloa.»
A fortiori, leur production artistique connaîtra longtemps semblable ostracisme. Seul, Eckart von Sidow, en 1930, utilise le vieux terme de « Shien » pour qualifier un masque originaire de la région ; l'ethnologue Denise Paulme, 32 ans plus tard, décrète « l'absence de masques » chez les Bété peu de temps avant que William Fagg ne convoque opportunément le groupe pour faire l'appoint de ses Cent tribus, 100 chefs-d'oeuvre. En 1968, dans son ouvrage L'Art nègre, Pierre Meauzé, pourtant fondateur en 1942 du musée de l'IFAN à Abidjan, présente un masque bété sous la dénomination Dan. Cet incompréhensible malentendu contribuera à créditer l'ensemble des oeuvres produites dans cette zone intermédiaire à leurs voisins plus connus. À l'ouest, les masques expressionnistes terrifiants et guerriers, évoquant irrésistiblement un mempo japonais ou le casque de Dark Vador, ont longtemps été attribués aux Guéré (Wé); il faudra attendre Bohumil Holas pour rendre aux Bété la paternité de ces masques glé de la région de Daloa. En revanche, pour l'ancien conservateur du musée d'Abidjan, à l'est, rien de nouveau: les masques anthropomorphes plus figuratifs et apaisés du Cercle de Gagnoa continuent à être concédés aux Gouro.
Ces représentations partagent un indéniable air de famille. Leur caractère « atavique » le plus remarquable est un front très ample et dégagé, traversé verticalement en son centre par une longue ligne chéloïdienne. S'y ajoutent une coiffure élégamment ordonnée, impeccablement plaquée aux tempes, des yeux aux paupières lourdes soulignées d'un réseau de rides, un nez un peu épaté et aux narines marquées, inscrit dans un triangle. D'une façon générale, le facies humain de ces masques tend à un réalisme excluant le plus souvent l'adjonction de caractères zoomorphes comme c'est le cas chez les Gouro. Chacun de ses éléments pris individuellement ne sont pas l'exclusivité des Bété, ils peuvent se retrouver chez les voisins dan ou gouro; conjointement, ils désignent une région située à l'est du territoire bété. Au nord de la zone, sur un axe Sintra-Gagnoa (précisément dans le canton Zédi, sous préfecture de Bayota), le tchèque Golovin avait collecté dans les années 1930 quelques masques au front hypertrophié, désormais au musée Naprstek de Prague. Plus au Sud, l'adjudant Filloux ramassa un double du mythique masque de Tzara non loin de Gagnoa alors qu'en 1913 il «actionnait» le nord-ouest du secteur dida, autour de Sikiso, dont seraient originaires les voisins Bété paccola et zabia. Bien plus tôt encore, l'administrateur Thomann, explorateur pionnier du pays bété au tournant du XXe siècle et fondateur de ses premiers postes, avait collecté des masques de ce type.
Au sein de cette famille recomposée, le style dit de « Gonaté » constitue un sous-ensemble très uniforme de taille et d'apparence. Limitée à six exemplaires connus à ce jour, la plupart ont transité par les prestigieuses collections de Han Coray ou du baron von der Heydt et sont désormais propriété de musées suisses. Quelques traits particuliers permettent de les distinguer: sommet du front abruptement interrompu par un plan horizontal, oreilles stylisées en forme de faucille, bouche plus réaliste et harmonieuse que celle du modèle de référence, joues parfois scarifiées de signes cabalistiques. Le haut du visage se cache derrière ce qui s'apparente au traditionnel accessoire du carnaval vénitien ou protège le gentleman cambrioleur: le sculpteur a t'il voulu renforcer l'anonymat du danseur en empilant masque sur masque ?
Des quelques exemplaires issus de cet atelier, l'oeuvre présentée ici est sans doute le modèle le plus réussi. Le sillon du philtrum légèrement marqué met en valeur le contour de la bouche et les lèvres sensuelles et finement ourlées, des lignes concentriques, assorties à celles délimitant la coiffure, dessinent un loup posé sur un nez épaté sans excès; la parfaite proportion entre haut et bas du visage évite l'outrance; le crâne suit la courbe naturelle du front sans être interrompu par ce brutal pan coupé caractérisant certains spécimens de la famille, réplique de la brosse adoptée par Boris Karloff pour son meilleur rôle. La belle patine brune, les traces d'usure au revers, les trous d'attache pour coiffe et barbe forés au feu de part et d'autre conformément à la tradition, disent l'ancienneté de ce masque.
Posé sur son socle de Kichizo Inagaki, il nous entraine dans une période pionnière de l'Art Nègre, celle où son propriétaire courait les galeries avec un parent, Franck Burty Haviland, photographe ayant fait partie du premier cercle d'Alfred Stieglitz et d'Alfred De Zayas. Époque également où le galeriste Han Coray fut l'acquéreur avéré d'au moins la moitié de cette série de masques. Dès leur première exposition d'Art Nègre, à New York en 1914 pour Stieglitz, à Zurich en 1917 pour Coray et Tsara, le fournisseur commun avait nom Paul Guillaume. Il est raisonnable de penser que l'arrivée en France d'un ensemble aussi cohérent date des années où le marchand avait transformé en collecteurs des officiers d'Infanterie coloniale chargés de mettre la Côte d'Ivoire à «résipiscence» avant que la guerre de 14 ne les rappelle tous sur le front".
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