Roland Carayon, membre de notre association, nous signale un ouvrage qui est en relation avec ma
dernière note et qui "éclaire les images de Sebastio Salgado présentées à Musée Européen de la Photographie de Paris"..
Ce que peut encore nous apprendre le monde d'avant
Par Gérard Moatti | Les Echos-08/11 | 06:00
Le nouvel opus de Jared Diamond explore les us et coutumes de 39 communautés traditionnelles. Il en tire des leçons de vie pour aujourd'hui.
Biologiste, anthropologue, géographe, historien à ses heures, Jared Diamond est un des esprits les plus éclectiques et les plus séduisants de notre temps. Ayant commencé sa carrière de chercheur en étudiant l'évolution des oiseaux en Papouasie-Nouvelle Guinée, il est passé à celle des sociétés humaines. Le sous-titre de son dernier livre en annonce l'ambition : « Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles ». Et le prologue précise ce que veut dire, dans le titre, le mot « hier » : ce qui existait avant nos quelques siècles de « modernité », une très longue durée dont les paléontologues datent quelques jalons - l'apparition de l'agriculture il y a onze mille ans, celle des premiers outils il y a sept mille ans, celle des premiers Etats et de l'écriture il y a cinq mille quatre cents ans.
« Des milliers d'expériences naturelles »
Des traits de cette humanité passée subsistent dans les rares sociétés que Diamond appelle « traditionnelles » - pas encore touchées, ou pas encore totalement transformées par les modes de vie modernes. Les observations portent sur trente-neuf d'entre elles, disséminées sur la planète, et que l'auteur connaît soit pour les avoir étudiées directement, soit à travers les travaux d'autres anthropologues. Certaines sont encore constituées de bandes nomades, vivant de chasse et de cueillette, d'autres d'ensembles plus importants : tribus (quelques centaines d'individus) ou chefferies (présentant une forme d'organisation politique). Quelques-unes, enfin, sont insérées dans un environnement « moderne », mais perpétuent des modes de vie ancestraux.
Pourquoi ces groupes humains peuvent-ils nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes ? D'abord parce qu'ils sont extrêmement divers : contrastant avec la relative uniformité des sociétés modernes, ils offrent « des milliers d'expériences naturelles vieilles de plusieurs millénaires en matière d'organisation de la vie humaine ». Expériences que l'auteur classe en plusieurs domaines : l'utilisation de l'espace, les conflits internes ou externes, les rapports familiaux, l'attitude face au risque, la religion, la santé. Il ne s'agit pas de nier les progrès accomplis par les sociétés modernes, ni l'horreur que nous inspirent certaines pratiques des sociétés traditionnelles, comme l'infanticide ou le « sacrifice » des veuves après le décès de l'époux. Mais quelques autres méritent réflexion.
Par exemple celles qui concernent la résolution des conflits. Dans les Etats modernes, la justice est organisée pour résoudre les litiges selon des règles générales, que les parties se connaissent ou non, qu'elles soient ou non appelées à rester en relation. Dans beaucoup de sociétés traditionnelles, la taille du groupe implique que les individus qui s'affrontent continueront de cohabiter de façon plus ou moins étroite. Comment éviter une rupture du clan, ou une série de représailles sanglantes entre les familles ? L'auteur relate une histoire dont il a été le témoin, celle du chauffeur d'une entreprise de Nouvelle-Guinée qui avait provoqué accidentellement la mort d'un enfant. Sous l'égide de son supérieur hiérarchique se déroule un rituel très codé : remise à la famille de la petite victime d'une somme symbolique, non pour « compenser » la perte de l'enfant, mais pour marquer que le chagrin des parents est partagé par l'auteur de l'accident, puis, après un certain délai d'apaisement, réunion des deux familles dans une cérémonie commune de deuil…
Promenade à travers des réalités humaines
Autre domaine riche d'enseignements, l'éducation des enfants, évoquée à travers l'observation de tribus amazoniennes, africaines ou néoguinéennes. Apprentissage précoce de l'autonomie, caractère non compétitif des jeux, absence de ségrégation entre les groupes d'âge dans les activités ludiques ou sérieuses, les aînés participant à la protection et à la formation des plus jeunes : autant de pratiques dont on constate les effets positifs sur « l'assurance affective, la confiance en soi, la curiosité », et qui pourraient inspirer quelques réflexions à nos pédagogues.
A vrai dire, ce volumineux ouvrage dépasse l'objectif annoncé par le sous-titre : plein de digressions, de descriptions pittoresques, de récits d'aventures personnelles, de réflexions marginales, ce n'est pas un exposé méthodique des leçons à tirer des sociétés traditionnelles, mais plutôt une promenade à travers des réalités humaines extraordinairement diverses, surprenantes et pourtant bien réelles, qui nous invite à jeter un regard critique sur nos propres modes de vie.
Gérard Moatti